17. Une visite de courtoisie.

 

Les tensions permanentes que j'avais accumulées ces temps derniers, ainsi que la fatigue qui submergeait mon corps, produisaient à l'évidence des effets sensibles : je sombrai dans l'oubli d'un sommeil sans rêves... Aussi est-ce péniblement et à grand regret que, sentant quelqu'un effleurer ma chevelure d'une caresse légère, avec une infinie tendresse, je me forçai à émerger - ce ne pouvait être que maman!... je fus assailli d'un univers de sensations analogues à celles qui, de façon répétée, surgissaient toutes les fois qu'elle me réveillait pour m'emporter quelque part, très loin... elle me couvrait bien chaudement et me serrait contre sa poitrine en me chuchotant à l'oreille des mots tendres et des chansons débordantes de bonté...

Je me souvins alors que cette situation se reproduisait assez souvent - nous étions sans cesse en train de nous dissimuler de la vue de je ne sais qui, de fuir je ne sais quoi... D'ordinaire, il faisait sombre dans les parages et maman glissait comme une ombre tout en continuant à murmurer quelque chose à mon intention, tandis que d'autres silhouettes silencieuses se déplaçaient sans bruit autour de nous.

Bercé par le balancement rythmé des petits bouts de phrases tendres qui se faisaient de plus en plus rares, je me rendormais, puis me réveillais à nouveau du fait de la lumière et de la forte chaleur du feu autour duquel s'installaient de sombres silhouettes... d'autres gens...

 

Et voilà qu'à présent, je me prépare à poursuivre mon somme, balancé en cadence par le cours de notre fuite précipitée, impatiente d’échapper à une menace dont j'ignore tout et portée par l'espoir ténu d’atteindre le refuge que le hasard voudra bien nous offrir.

Mais il n'y eut pas de chansonnettes... A la place, maman se mit à me lécher l'oreille d'une petite langue rugueuse et chaude. Ce changement inattendu de  comportement me tira instantanément du fond de ma somnolence, je décollai mes yeux et me retrouvai nez à nez avec la petite frimousse de Pikè - il farfouillait d'un air soucieux dans mes cheveux et, de temps en temps, il me léchait l'oreille pour en retirer quelque chose.

Mon maître était assis en face de ma couchette, installée sur le poêle de brique, et observait d'un air pensif la procédure de cette toilette imprévue. 

Je réalisai où je me trouvais et j'éprouvai une nostalgie aigue de ma maman -  je l’avais perdue pour toujours et son souvenir s'était effacé de ma mémoire, du moins jusqu'à aujourd'hui... je cachai ma tête sous mes bras et je versai des larmes amères. J'étais dans l'incompréhension de mon destin, il me paraissait trop dur... il m'était impossible de faire revenir les instants chéris de grande intimité avec maman... je me sentais en profond désaccord avec ceux qui m’avaient privé à tout jamais de cette possibilité... et, en dépit du mal intolérable qui assiégeait  ma poitrine, j’étais complètement indifférent à la vie qui se déroulait autour de moi... Toutes ces émotions, accompagnées d’encore autre chose, de bien plus important, de beaucoup plus secret et douloureux, se répandirent à l’extérieur - je laissai échapper sans frein des flots de larmes et de  sanglots.

 

Je crois que j'ai pleuré assez longtemps... puis, graduellement, j'ai senti fondre le lourd bloc de glace qui compressait ma poitrine et la lacérait de l'intérieur... Ses bords et ses parois qui m'infligeaient tant de douleur, s'adoucirent progressivement. Je perçus la proximité de Pikè et la présence de mon maître... mon âme put alors se réchauffer et ma conscience réintégrer mon  corps, ici et maintenant.

Lorsque les pauses entre mes gémissements furent suffisamment longues, lorsque mes pleurs eurent cédé leur place à de silencieux sanglots, le doyen prit la parole à voix basse, comme s'il réfléchissait tout haut :

« Tu sais, Lian, aujourd'hui tu as retrouvé au fond de toi le sentiment de solitude et d'abandon qui, jadis, avait meurtri ta nature et affaibli ses capacités d‘opposition. Ta conscience a fait bien des tentatives pour s'adapter à la brèche ouverte dans tes défenses, elle s'est efforcée de renforcer tes possibilités de rêvasser et de vivre dans un monde semi imaginaire, un monde de rêves. Tu t'es soustrait à ta douleur et à ta nostalgie d'amour maternel en mettant activement au travail  tes qualités de "pèlerin des étoiles", et cela t'a permis de porter sur le monde un regard différent, plus détaché.

Mais ta faiblesse et ta douleur ont persisté, bien refoulées dans les replis de ton caractère. Il est impossible de prédire les situations susceptibles de les réveiller et de faire tomber les barrières qui les séparent des autres parties de ta personnalité ; et il n'est également pas possible de deviner l'action destructrice ou l'effet toxique que pourrait exercer le poison qui en émanera, sur d'autres parties de ta nature, proches, et pas du tout préparées à ce contact.

Réjouis-toi : la première crise a eu lieu ici, dans un contexte paisible et un entourage amical!

Mais rien ne garantit que le prochain épisode ne se produise à un moment critique : tu pourrais fort bien te retrouver en situation de duel avec une créature énergétique quelconque qui saurait tirer profit de la faiblesse que tu auras  dévoilée en cette circonstance, afin d’exploiter la faille mise à nu dans ton système de défense.

Comme tu le sais déjà, les démons de la face obscure du monde, et même les esprits malins de la face lumineuse, peuvent sans l'ombre d'une difficulté capter les défaillances d'une nature, même si celle-ci s'applique avec ardeur à les dissimuler. Et qui plus est, ces fins connaisseurs des faiblesses humaines savent pertinemment que tout rival recèle des failles et des petites plaies purulentes, creusées par ses souffrances secrètes. C'est pourquoi, dès les premiers instants de leur rencontre avec un adversaire, ils se lancent à leur recherche, et mobilisent pour ce faire toutes leurs ressources, ou presque. Extérieurement, ils masquent cette besogne derrière des propos vociférants et une autosatisfaction exagérée, ou infligent les vexations les plus humiliantes possibles... On pourrait supposer qu'ils sont sans arrière-pensées et croire qu'ils se délectent simplement de leur propre éloquence pour accabler le plus radicalement possible leur adversaire. Mais tout ceci n'est que broutilles disséminées de main de maître et destinées à endormir en lui toute attention, toute prudence - leur vraie visée est de toucher, ce faisant, les points douloureux... Car c'est justement derrière ces points que peuvent se dissimuler les zones de souffrance où se niche, en définitive, la nature véritable, terrorisée et martyrisée par les éternels fantômes d'une cohorte de peurs.

En outre, plus la durée de leur cascade verbale se prolonge dans le temps, plus se  révèle l’ampleur de leur difficulté à déceler tes faiblesses.

Pour le moment, nous n'allons pas évoquer les réactions dont il te faudra faire  preuve dans des situations de ce genre - nous allons réfléchir ensemble à ce qu'il convient de faire pour te libérer de l'influence de tes parties blessées les plus douloureuses."

Je gisais sans force, sans mouvement, et je ne prêtais l'oreille qu'à moitié au ruissellement rythmé des mots qui s'écoulait en cadence de la bouche du doyen - l'autre moitié de ma conscience, elle, s'était embarquée dans un monde d'images apaisantes qu'elle me déroulait avec compassion.

Voyant que je m'étais calmé et que j'avais retrouvé ma faculté de comprendre, le doyen nous proposa, à Pikè et moi, d'aller reprendre des forces avant de passer au travail hautement intéressant qui nous attendait.

Le soleil s'acheminait déjà vers son déclin, lorsque le doyen fit son entrée dans la cuisine où je donnais  à manger des graines de blé sauvage à Chang-Chang, et m'ordonna de le suivre. Nous arrivâmes dans la salle de méditation ; quelques paillasses y étaient disposées dans un coin. Le doyen s'installa                                    sur l'une d'elles et m'en désigna une autre. Une fois assis, je vis ma racine- dragon posée là, à côté de moi - ces temps derniers son existence m'était complètement sortie de l'esprit.

Alors, c'était donc vrai! - mon maître était bel et bien décidé à se lancer aujourd'hui même dans une entreprise extraordinaire! Pressentant un évènement intéressant,  je me détendis au mieux en activant tous les centres énergétiques de mon corps - du moins tous ceux  que je connaissais.

 

Mon maître émit un grognement d’approbation et prit ensuite la parole : «  Nous allons nous aventurer aujourd’hui dans une entreprise qui pourra nous faire courir un risque considérable et nous occasionner bien du chagrin -  et d'ailleurs, il ne s'agit pas seulement d'une éventualité, mais sans l'ombre d'un doute, de quelque chose d’absolument inévitable! Néanmoins, il n'est pas question de perdre un seul jour, ni même une heure. C’est une vraie traque qui a été lancée à tes trousses, sans lésiner sur les moyens - tous les dispositifs possibles et imaginables ont été mis en oeuvre pour que l'affaire soit couronnée de succès.

Nous ignorons à quelles ruses vont se livrer les soldats de l’ombre,  à quelles forces, à quels rituels ils vont recourir. Dire que la mère-magicienne s'est montrée dans le monde lumineux, non loin de notre monastère! C’est là un témoignage incontestable de leur mobilisation exceptionnelle. Moi qui observe le monde des démons depuis déjà... ( là, il s’embarqua dans des calculs  manifestement fort complexes...)  plus de trois cents ans -  je n'ai pas souvenir de pareille conjoncture."  

Le doyen secoua la tête - il paraissait lui-même étonné du compte d'années auquel il était arrivé - et poursuivit : «  Ils sont capables d'exercer une sorcellerie d'une ampleur imprédictible - le plus sûr reste donc de tenter de les dépasser en puissance, afin de parvenir à nous mettre hors de  portée de leur sorcellerie .

Et je ne connais qu’une seule force qui soit vraiment supérieure à celle des démons - ils en reconnaissent eux-mêmes l‘existence, en dépit de leur arrogance écrasante et de leur auto suffisance - cette force que nul ne peut vaincre, c'est le clan des dragons."

Il fronça les sourcils et ajouta, en tiraillant les poils de sa maigre barbichette : "En tous cas, aucune autre force de ma connaissance..." Et comme s'il essayait de chasser ses doutes, il se mit à m'expliquer les principes du travail qui nous attendait.

" Nous allons emprunter une voie déjà ouverte par tes soins lors de ton imprudente sortie dans le monde inconnu. Bien entendu cette fois, en cas de malchance, tu auras la possibilité d'opérer d'urgence le passage dans un autre corps - je l'ai déjà préparé à ton intention, dans l'hypothèse d'une conjoncture extrême."

Devinant ce que mon maître insinuait là, je hochai la tête d'un air entendu, ce qui provoqua  une vague de protestation de sa part.

"Non, non! Ce n'est pas dans le corps de Chacha que tu devras revenir! J'ai trouvé dans la campagne, pas très loin d'ici - à l'endroit où notre petite rivière se jette dans sa soeur aînée - une petite fille de cinq ans ; la raison lui a été subtilisée à la naissance - c'est, peut-on dire, une très bonne maison et elle est sans propriétaire!  En cas d'accident, tu disposeras donc d'un refuge à peu près supportable pour une première fois, le temps qu'on trouve quelque chose de mieux."

Bien entendu, dès que je m'imaginai entrant dans le corps d'une petite fille folle, j'eus très chaud et je n'éprouvai pas la moindre envie de rire! Je me mis fiévreusement à la recherche d'une variante qui me permette d'éviter l'indésirable participation de la fillette.

" Maître, je ne comprends pas pourquoi il me serait impossible de retourner dans mon corps? Il m'attendrait ici en toute sécurité, sous ton contrôle, puisque seule ma partie énergétique serait allée s'aventurer dans le monde des dragons... »

Plein d'espoir, j'étais tout entier dans l'attente de ses explications, quoique dans mon for intérieur,  je me sentais rongé par un tas de doutes qui s'agitaient furieusement, comme un gros vers!

« De quoi s'agit-il? Vois-tu, Lian, si quelqu’un attire sur soi le mécontentement des dragons, alors en guise de punition, ils en détruisent absolument TOUTES les parties - et peu leur importent le lieu où elles sont dissimulées ou les protections qui les entourent.

Au cours de la deuxième tentative que j’ai hasardée pour gagner la sympathie des dragons, il semble que j'ai su attendrir, je ne sais comment, le coeur de leur souverain -  ce qui m’a permis de retrouver mon corps mutilé. Voilà  pourquoi  il est si important de préparer d’avance un refuge sans lien direct avec ta nature et de frayer jusqu'à lui un petit chemin grâce auquel tu pourras le retrouver avec facilité. Et nous devons également créer pour toi un gardien intérieur - si le moindre soupçon d’une funeste issue surgissait pendant ton rendez-vous avec les dragons il saurait trouver, pour les parties les plus importantes de ta nature, une cachette dans un coin retiré. »

« Mais dans le corps d’une petite fille... Maître, je ne pourrai pas supporter de passer là-dedans ne serait-ce qu‘une seule journée ! »

« C’est bien pour cela que nous sommes ici, Lian. Je vais te montrer à présent le chemin qui mène jusqu’à elle. Nous allons, pour ainsi dire, rendre une visite de politesse à la petite amie qui, peut-être, te sauvera la vie.

J’espère que maintenant tout est clair pour toi? Donne- moi la main et allons-y. »    

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