Sommaire
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Prologue
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Partie I. LES AFFRES DU PASSAGE
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1. L’épreuve de la peur
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2. L’épreuve du silence
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3. Des ronds dans l’eau
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4. Les deux natures du maître
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5. Une dangereuse expérimentation
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6. Un début de libération
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7. La vie bouillonne!
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8. L’intrusion
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9. Gueule de bois !
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10. La situation s'éclaircit.
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11. Des événements embrouillés.
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12. Les treize palais .
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13. Le plongeon dans la vie .
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14. Le Cercle de Lumière.
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15. Qui a remporté la victoire?
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1. L’épreuve de la peur
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Partie II VOIR ! UNE AMÈRE RÉVÉLATION.
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16. Confrontation.
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17. Une visite de courtoisie.
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18. Qu'est-ce donc que la tendresse?
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19. On n'échappe pas à ce qu'on est.
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20. Trêve !
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21. Un monde ouvert à tous vents.
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22. L'aiguillon de la vérité.
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23. Une vie sans fard.
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24. Rencontre avec le destin.
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25. Une âme déchirée.
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26. Pourquoi moi?
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27. Le deuxième moi.
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28. La perfection de la tristesse.
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16. Confrontation.
Lorsqu’une fine petite corne de lune fit à nouveau son apparition, mon maître affirma que, compte tenu de leurs habitudes, cette pause prolongée des agissements des démons était tout à fait atypique. Cela le mettait sur ses gardes, c'était un signe - une chose qui, pourrait-on dire, sortait du rang : soit ils étaient en train de manigancer un projet quelconque qui exigeait une préparation de longue haleine, soit ils essayaient de guetter le moment où nous perdrions notre vigilance, soit encore quelque évènement beaucoup plus important que tout le reste s’était produit dans leur monde. De toute façon, chaque journée supplémentaire de tranquillité nous offrait l’opportunité d’assimiler quelque nouveauté et nous transformait (là, il me regarda malicieusement) de petit agneau confiant en petit agneau confiant à qui ont poussé des petites cornes. Puis, devant ma physionomie confuse, il ajouta en riant : « Maintenant tu portes en toi, Lian, quelques morceaux totalement immangeables pour eux. Tu n’es pas encore terrifiant, mais tu es déjà beaucoup moins appétissant. Voilà que s’offre à nous une opportunité favorable pour effectuer une sortie de reconnaissance ou, si tu veux, une visite de courtoisie ! Ils sont loin de supposer que nous puissions nous risquer, ne serait-ce que d’un pas, hors du territoire de notre montagne. D’autant plus que ce pas sera de taille !
Le plan d’action est le suivant. Ce matin, tu vas essayer de te fatiguer physiquement plus fort que d’habitude (il s’agit ici des entraînements qui suivent les exercices énergétiques matinaux), jusqu’à entendre ton corps bourdonner de fatigue et exiger le repos ». (Mais c'est très exactement l’état dans lequel je me retrouve chaque soir ces temps derniers !) Et comme s’il avait lu dans mes pensées (Pourquoi " comme si" ? Mais il peut les lire pour de vrai !), mon maître ajouta « pour être beaucoup plus fatigué que d’habitude. »
Sous la surveillance pleine de sollicitude du doyen, j’avais été pressé comme un citron et au coucher du soleil, j’étais déjà complètement lessivé! Essoré à sec ! Au cours du dîner, j’eus du mal à traîner jusqu’à ma bouche le moindre petit bout de nourriture (ce que je mangeais, son goût, son odeur - tout m’était totalement indifférent), et je ne pus avaler qu’à grand peine, encouragé par la bienveillance attentive des autres frères. Ils ne savaient rien des raisons qui, aujourd’hui, me poussaient à travailler avec cette ardeur disproportionnée. Et visiblement, ils comprenaient encore moins la raison de l’insistance soutenue du doyen à ne vouloir m’accorder aucun répit.
Tout au long de la journée, ils avaient observé ce qui se passait avec étonnement et avec quelque inquiétude, sans pourtant oser poser de question au doyen. Et à plusieurs reprises, alors que son attention était allée se poser ailleurs, l’un ou l’autre des frères avait essayé de m'aider en cachette, sans se faire remarquer. Puis, inévitablement, l’attention de mon maître revenait vers moi… et alors, en découvrant l’avancement inattendu de mon travail, il fronçait les sourcils et redoublait d’efforts pour m’épuiser. Tout au long de la journée, cette question collective muette et la désapprobation latente qui l'accompagnait étaient restées suspendues là et, comme d'épaisses tentures, avaient pesé de tout leur poids sur le monastère.
Cette interminable journée s’était enfin achevée avec l’heure du dîner.
L’ambiance habituelle, toute de sourires et de plaisanteries, toujours très animée par les récits de la journée écoulée, avait cédé la place à un silence périodiquement interrompu tantôt par un toussotement, tantôt par une courte et rapide réplique de l’un ou de l’autre des frères.
Sans prêter une attention particulière à ce changement collectif d’humeur, mon maître mangea son repas dans son écuelle jusqu'au bout, en toute tranquillité ; ensuite, il s’approcha du feu et se tint un petit moment debout en contemplant les languettes de feu pressées de faire leur temps puis de disparaître. Toute la communauté semblait avoir compris à présent que quelque chose d’important était en train de se passer, car tous observaient le doyen avec attention. Le fait qu’il se conduisait quelquefois bizarrement n’était nouveau pour aucun d’entre nous. Nous savions que les actes de magie et la concentration informationnelle exigeaient de lui certains rituels particuliers. C’est pourquoi, dans un silence qui s’était encore épaissi, tous regardaient attentivement le dos du maître.
Mais il ne se passa rien. Il ne disparut pas, il ne se transforma pas en minuscule démon dansant sur les charbons ardents. Avec lenteur, entièrement concentré sur ce processus, il versa de l’eau bouillante dans deux jattes et jeta dans chacune d'elles une pincée d’on ne sait quelles herbes, extraites d’une profonde poche de sa manche. Ensuite il s’approcha de moi, prit un couteau et coupa un petit bout d’ongle sur les pouces de mes deux mains, toujours tremblantes de fatigue. Levant les yeux vers mon visage, il sourit et me cligna de l’œil d’un air réconfortant. Tout en chuchotant une assez courte formule magique, le doyen jeta un bout d’ongle dans chaque récipient de préparation fumante et, poussant l’un d’eux vers moi, me recommanda de le boire. Lui-même prit le deuxième récipient et, lentement, comme pour en savourer chaque gorgée, il commença à boire lui aussi.
Ayant achevé ce rituel sans se presser il se tourna vers les autres frères qui observaient, comme ensorcelés, chacun de ses mouvements et dit
« Cette nuit Lian et moi, nous nous absenterons du monastère. Je vous demande de nous aider par la prière du soir et la méditation dans le temple. Quoiqu’il arrive, n’en sortez pas et restez tranquilles. »
Sans attendre de réponse, il se tourna vers moi et m’ordonna de le suivre. Ce que je fis, arrachant péniblement mon corps du banc et déplaçant avec effort des jambes qui ne m’obéissaient pas.
Soudain quelque chose éclata bruyamment dans ma tête et l’effervescente chansonnette familière au sujet du petit garçon qui cherche son chemin pour retrouver sa maman, se mit à résonner à la limite de douleur.
Nous avons cheminé assez longtemps dans je ne sais quelle direction et, bien que je puisse dire avec certitude que nous n’étions pas sortis dehors, le chemin m’était inconnu. Le tunnel qui descendait progressivement nous conduisit jusqu’à une grotte haute de plafond. Mon maître fixa au-dessus de nos têtes un rouleau de mèches huilées en nombre suffisant à nous procurer pour toute la nuit des languettes de flamme et m’indiqua un emplacement où je pouvais m’asseoir.
Avec un contentement non déguisé, je m’écroulai sur une pierre fraîche en m’adossant sur la surface râpeuse de la paroi. J’étais transpercé d’une fatigue qui enserrait violemment d’un corset de spasmes différentes parties de mon corps. L’espace de la grotte commença à se brouiller, puis sombra dans un gouffre sans fond aux bords noirs avec, tout au fond, un tourbillon de ténèbres. Je me rendis compte que je ne pouvais pas garder les yeux ouverts et, à ma grande honte, je sombrai sans retenue dans le monde des songes et du repos. Le sens du devoir et le désir d’aider mon maître essayaient de s’opposer à l’engourdissement qui m’envahissait, mais ils furent engloutis tout aussi tranquillement que les autres parties de mon corps et de ma conscience.
Dans les ténèbres profondes, déchirées de temps à autre par des explosions de lueurs pourpres qui se répandaient dans les hauteurs, on pouvait à peine discerner deux silhouettes. L’une d’elles, au contour déliquescent, ressemblait à un immense cheval, et l’autre, à un chien de petite taille. La grande silhouette tourna la tête vers la petite, comme pour lui dire quelque chose, puis virant vers le côté, fila à une allure assez rapide. Le chien lambina un peu sur place comme pour se familiariser avec les odeurs, puis se lança à fond de train sur ses traces.
Dans le ciel, des bulles de feu continuaient à se former, à gonfler puis à exploser, éclairant de leur lumière incertaine la plaine rocailleuse qui s’étendait alentour. Les deux étranges compagnons de route poursuivaient leur course depuis un certain temps déjà lorsque, venu d’en haut, un énorme ballon rond piqua soudain sur eux ; et quand il se trouva au dessus de leurs têtes, il déploya soudain de gigantesques ailes membraneuses sous lesquelles on pouvait voir une gueule au rictus grimaçant munie de deux rangées de longues lames légèrement recourbées en arrière et d’une longue langue fourchue de serpent. Avec un cri perçant, cette mort volante projeta de surcroît vers l'avant une paire de pattes crochues comme celles d’un rapace, munies d’une respectable quantité de lames supplémentaires, en essayant de planter à toute vitesse son arsenal dans le dos de l’animal qui courait devant. Sans ralentir sa course, celui-ci changea brusquement de direction, fit un bond, de telle sorte qu’il se retrouva au dessus de son copain plus petit ; il jeta alors en arrière et vers le haut sa queue auparavant recroquevillée sous son ventre et la fit voler au dessus de lui. Décrivant en l’air, à la vitesse de l’éclair, un arc de cercle sous l’oiseau qui s’apprêtait à saisir sa victime, elle s’enroula comme une cravache autour de ses pattes projetées en avant avec avidité. La gigantesque silhouette d’un noir luisant explosa soudain dans un aveuglant feu d’artifice d’étincelles bleutées, puis se figea un instant, saisie d’une convulsion d’agonie, pour s’écrouler ensuite au milieu d’un nuage de poussière dans le grincement de ses ailes dures.
Sans même se retourner sur le géant qui s’effondrait dans un grand vacarme, l’étrange petite paire fonçait toujours droit devant, poursuivant son chemin dans la direction précédemment choisie.
Au bout d’un certain temps, le petit animal qui suivait le leader se mit à clopiner à la traîne derrière lui. Le premier s’arrêta alors, se retourna et attendit le retardataire en secouant la tête comme s’il lui parlait. Il écarta légèrement ses jambes de devant, libérant ainsi une surface de peau lisse qui recouvrait de puissantes masses musculaires rebondies. Son petit copain accourut vers lui avec une joie évidente, se retourna d’un bond en l’air et se colla bruyamment à l’endroit qui s’offrait, à l’aide de la ventouse qui occupait toute la surface de son ventre ; il s’y suspendit tranquillement, se fondant presque dans la silhouette du « cheval ».
Reprenant leur course, ils filèrent un certain temps encore à travers la plaine ; ensuite ils traversèrent une petite forêt presque sans ralentir jusqu’à tant qu’on aperçoive au loin des milliers de petites flammes clignotantes.
Le « cheval » s’arrêta et observa attentivement les alentours pendant que le « chien », décollant sa ventouse, se mettait debout à ses côtés et humait les odeurs qui enveloppaient cette contrée inconnue.
Tout étonné de voir qu’aucun danger apparent ne les menaçait, le premier animal toucha le sol derrière lui du bout de la queue et en décrivant presque un cercle, il traça par derrière une figure d’un bleu scintillant ; elle pouvait faire penser à une ellipse qui aurait étiré un angle aigu dans la direction où étaient regroupées les petites flammes.
D’un hochement de tête, il invita le second à y pénétrer et fit lui-même le premier pas.
Lorsqu’il se trouva à l’intérieur, le second découvrit avec étonnement que l’espace autour et au dessus d’eux pulsait et qu’une douce lumière bleutée l'éclairait. Encore plus étrange : une avalanche de sons se déversait dans nos oreilles qui ne s’attendaient à rien de semblable.
Je découvris soudain que j’étais assis aux côtés de mon maître ; il était dressé de toute sa taille et regardait en direction d'une ville. Nous pouvions voir simultanément tous les détails des bâtiments, toutes les ombres étranges qui glissaient entre les édifices, nous entendions des paroles ainsi qu’une musique douce.
« Tant que nous sommes, toi et moi, dans le cercle magique, tu peux regarder le monde et le percevoir avec les moyens qui te sont habituels, sans danger d’être découvert. Ce qui t’importe, c’est simplement d'emmagasiner tout ce qui se passe.»
Il entoura d’un geste de la main l’espace environnant.
« Nous nous sommes maintenant frayé un chemin dans le monde des démons jusqu’à l’endroit où je suis né et où j’ai vécu. Toutes ces petites flammes regroupées, c’est la ville de notre clan. Et je vais te montrer la maison, il serait plutôt exact de dire - la forteresse - de ma famille ; mes frères et sœurs continuent d’y vivre et d’y tramer leurs plans perfides. »
Sur ces mots, il étendit les bras en dirigeant ses paumes vers une zone de la sphère qui nous enveloppait. Une partie de la surface bleutée descendit et il en sortit une fine petite trompe avec un petit ballon au bout. Dans un léger balancement, la petite trompe s’arrêta devant nous, le ballon s’aplatit jusqu’à prendre la forme d’un seau incliné vers nous où scintillait la surface lisse de l’eau. Puis des visions de plus en plus concrètes firent leur apparition à sa surface.
Ce fut d’abord une sombre falaise noire avec d’étroites fentes que mon maître appelait des fenêtres et qui étaient éclairées d’une lumière rouge-violet.
L’image de la falaise s’est ensuite rapprochée très rapidement et nous avons, en quelque sorte, plongé à l’intérieur pour nous retrouver dans une haute salle entourée de langues de feu qui scintillaient et valsaient sur ses diverses parois sans que rien ne les alimente.
Devinant mes pensées, mon maître m’informa que les démons étaient amis avec le feu.
« C’est certainement la seule force avec laquelle ils conservent une relation amicale! », dit-il avec un petit rire.
Nous avons ensuite parcouru du regard les différents recoins du bâtiment en espérant y découvrir quelque explication du comportement bizarre des démons et nous avons écouté des bribes de conversation. Mon maître déplaçait son œil magique et s’orientait parfaitement dans le labyrinthe intérieur de la forteresse pendant que nous descendions jusqu’aux souterrains.
Je continuais à emmagasiner tout ce que je voyais et entendais, en essayant de ne pas me laisser distraire par des détails qui auraient pu paraître plus intéressants que le reste. Comme l’avait maintes fois répété le doyen :
« Tu ne peux jamais savoir à l'avance quel est le petit rien qui, un jour, pourra te sauver la vie. » Soudain, une exclamation de mon maître me tira de mon état de concentration.
« C’est bien ce que j’avais supposé : ils ont inventé quelque chose de diabolique ! »
Je libérai ma conscience du voile de la concentration, je me mis à regarder de tous mes yeux la vision qui se présentait, mais je n’y découvris rien d’inhabituel. Deux démons très semblables à ceux que nous avions vus auparavant étaient en train d’expliquer quelque chose à un garçon d’une quinzaine d’années. Il les écoutait attentivement, hochait de la tête, réfléchissait et répondait. Mon maître dévorait la scène des yeux. Sa concentration était si forte qu’il n’entendit même pas qu’un saurien terrifiant, à l’air abject, était en train de cogner contre la paroi de la sphère bleutée, du côté opposé.
Je tirai le doyen par la manche pour attirer son attention. Il détacha son regard, visiblement avec difficulté, de la scène qui était en train de se dérouler dans le château et me considéra d’un air étrange.
« Regarde par ici, c’est plus important pour le moment. C’est ton frère, ton jumeau, que les démons ont déniché quelque part et qu’ils font travailler en vue de te combattre. »
Sur ces mots, il disparut de mon champ de vision. Et maintenant, à mon tour, j’oubliai le reste du monde et je regardai la scène qui se déroulait devant mes yeux. Je n’entendais pas les bruits du combat qui avait lieu derrière mon dos, je n’entendais pas la voix de mon maître qui m’appelait.
Je ne pus sortir de mon état de sidération qu’au moment où la vision disparut, la petite trompe fut bien vite aspirée par le mur - il n’y avait plus trace des visions que j’avais imprimées dans ma mémoire. La sphère se mit elle aussi à disparaître… Le sol rocailleux était maintenant inondé de sang et enlaidi par la vue du gigantesque gros plein de soupe qui traînait sur le flanc, le cou tordu d‘une manière peu naturelle. Et de nouveau, les deux animaux à l’air étrange se tenaient là, prêts à reprendre leur course dans le sens du retour, vers le royaume de la lumière.
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