25. Une âme déchirée.

Malgré la brûlante envie que j'avais de vider mon sac à mon maître et en dépit de toute une foule de pensées et d'images qui se pressaient dans ma conscience en y produisant un incroyable désordre, je réussis à terminer presque sans dommage la préparation du dîner -  nous pûmes donc avaler en quatrième vitesse l'excellentissime ragoût de légumes que j'avais si généreusement arrosé de mes larmes.

Et maintenant nous voilà assis sur la terrasse, sous la corniche du bloc rocheux en surplomb - je suis en train de raconter à mon maître, sans oublier aucun détail, ce qui venait de se passer. Son visage qui portait toujours les traces de ses blessures était pensif et imperturbable, mais l'énergie qui bouillonnait autour de lui changeait de couleur et devenait de plus en plus sombre. Du seul oeil qui pour le moment se trouvait en état de remplir sa fonction, il observait les gouttes de pluie qui tombaient sur la partie découverte du terre-plein pour éclater ensuite en un millier de fines particules d'eau. Le son du ruissellement des coulées  pluvieuses, la fraîcheur du soir et sa sérénité entouraient mon récit d'un cadre qui le rendait lointain et irréel.

Ma narration une fois terminée, je réussis à me calmer un peu et à me détendre. La retenue de mon maître, son silence et sa concentration sur les myriades de minuscules explosions qui se dispersaient en infimes gouttelettes m'aidèrent à rester rattaché à une réalité qui s'effectuait simultanément sur deux plans de ma vie. Ma nature s'était elle aussi divisée en deux parties presque égales - l'une d'elles, située dans mon corps physique, était en attente de la réaction du doyen et l'autre, unie à l'infatigable dragon, courait autour du monastère et poursuivait sa recherche, devenue presque coutumière, d'une présence démoniaque quelconque qui se serait  imprudemment égarée sur le territoire de notre vallée.

Mon maître continuait à répandre autour de lui les reflets de ses multiples émotions et sentiments, son contour énergétique s'enrichissait du jeu de leurs chatoiements colorés et, en même temps, il réfléchissait en mobilisant manifestement son immense expérience et sa connaissance des moeurs des démons.

Afin de ne pas gêner le cours de cet important processus, j'aiguillai de plus en plus mon attention sur ma moitié dragon - elle menait une existence beaucoup plus animée et, au fur et à mesure que s'élargissait mon champ de recherche, des situations de plus en plus intéressantes s'y manifestaient. Voici par exemple un nid de colombes des montagnes où des parents et leurs enfants grandissants s'installent pour passer la nuit. Non loin de là, un couple de martres déchiquette un serpent qui tente encore de se défendre en se roulant en boule au fond de son trou. Ça et là, la vie animale explose en s'embrasant vivement pour s'éteindre ensuite ou changer d'intensité lumineuse. Je m'aperçus soudain que je me trouvais dans un petit jardin familier, celui de Mifeng, plongé dans l’écoute attentive du rythme de vie de son petit monde au cours tranquille. J'ouvris alors un peu plus largement mon champ énergétique et j'embrassai dans mon attention la petite maison avec ceux qui s'y trouvaient.

Comme à son habitude, sa maman lui raconte quelque chose dans la pénombre, un conte probablement. Son père vient de traire la chèvre qui loge dans le petit hangar derrière la maison et il en ferme à présent la porte avant de rentrer chez lui. Il se dépêche de le faire pour ne pas être trempé, mais la petite porte refuse de se fermer. Bizarre... j'ai comme l'impression que quelque chose l'empêche d'accomplir son mouvement habituel.. il est nerveux... ou bien désemparé... à moins que ce ne soit de la peur?

Je l’entourai de mes ailes de dragon pour l’aider à surmonter ses sensations désagréables, mais je reculai sur le champ car la partie  intime de sa nature se révéla empoisonnée. Mon contact le fit reculer et accomplir un bond de côté, il émit un cri inarticulé et se retourna, pétrifié. Ma sidération n’était visiblement pas moindre car le doyen m’agrippa soudain très fortement le bras gauche et s’écria : « Tiens-le, ne le lâche pas! ».

Je me jetai sur l’homme qui s’apprêtait à sauter vers le côté, m’efforçant de limiter ses agissements. Apparemment il saisit mon intention, car il changea de direction et plongea dans l’obscurité de la grange. D’une  certaine manière, il me facilitait la tâche - j’entourai la minuscule bâtisse d’un cocon énergétique que, de minute en minute, je rendais de plus en plus dense. C’est là ma technique favorite pour contrôler les créatures qui manipulent avec l’énergie. Lorsque ce filet devient suffisamment fort, il est pratiquement impossible d’échapper à ses mailles et si d’aventure quelqu’un y réussit, dans sa fuite il laisse derrière lui une trace énergétique et en la suivant, il est très facile de retrouver sa proie.

Et voilà...  à présent je suis concentré sur ce travail de densification. Dès l'obtention du niveau souhaité, je fis passer cette senne à travers l’obscurité de la grange. Le peigne énergétique ratissa l’espace sans rencontrer aucune opposition. Sentant que quelque chose ne tournait pas rond, je me ruai à l’intérieur en déployant toute la puissance d’une poussée de dragon.

Sur la paille éparpillée à même le sol, gisaient deux corps sans vie - celui du père de Mifeng et celui de sa chèvre. Personne d’autre - et d'ailleurs, je ne m’attendais guère à rencontrer qui que ce soit d'autre : n’avais-je pas eu affaire, un instant auparavant, à ce même homme, en fort étrange état certes, mais néanmoins bien vivant?

Mon maître me tira par la manche et m’ordonna  durement : « Maintiens ton énergie à l’identique, ne bouge pas. »

Ne comprenant toujours pas ce qui venait d’arriver, je m’exécutai en me concentrant sur la force et la stabilité de l’énergie du cocon.

« Regarde attentivement ce corps - prononça le doyen. C'est une porte grande ouverte sur le monde des Ténèbres. Quelqu'un l'a utilisée pour s'introduire dans le monde de la Lumière sans laisser de traces d’intrusion.»

Il se tut en continuant à étudier le corps sans souffle du père de Mifeng. Je le vis toucher l’orifice du gouffre noir qui prenait naissance dans la zone du ventre du mort et, sur le champ, reculer brusquement en arrière :  un dard d'énergie dure, de couleur noire, venait d'en jaillir avec le propos évident d'aller se ficher dans une zone vulnérable du corps du doyen. Mon maître coupa court à ce mouvement d'une manière brusque - il saisit l'arme qui l'attaquait en incurvant sa trajectoire et renvoya l’aiguillon empoisonné dans le trou d’où il venait. On entendit un sanglot de douleur remonter des profondeurs, puis s'éloigner progressivement. Quelques instants plus tard le dard se raccourcit et se contracta pour disparaître totalement sans même laisser derrière lui quelque fil - ce qui m'aurait permis de poursuivre mon expérience au cas où je l'aurais souhaité.

«  Sais-tu Lian » - dit le doyen en tiraillant avec insistance ma manche  - « de quelle manière tu as poussé mon attention à se déplacer vers la terrasse du monastère? L'instant d'avant, je fus saisi d'une pensée soudaine : si j'avais été à la place de ces démons fous de rage, ou de ton frère, je me serais à coup sûr mis à chercher la clef de tes faiblesses potentielles. Et au terme d’une recherche pas trop compliquée des traces que tu as laissées, j'aurais sûrement abouti à une découverte très heureuse - celle, par exemple, de ta soeur créée de façon accidentelle. En voilà un cadeau, comme on n'en trouve pas même en rêve!  Une parcelle intime de ton être vit en elle, et toi tu as conservé un petit fragment venant d'elle - il suffit d'en connaitre les particularités et on peut ensuite  briser ou empoisonner quand on veut toutes les autres parties de ta nature. "

En réponse à mon regard visiblement encore chargé d‘incompréhension, il poursuivit impatiemment: "Je t'avais déjà un peu parlé des ruses de guerre des démons et j’avais alors souligné que la recherche des zones vulnérables de la nature constituait le problème essentiel à résoudre lors d'un combat. Une fois qu'elles sont découvertes, le combat se termine et l'anéantissement commence." 

Il me vint soudain à l'esprit que mon maître était en train de parler d'un risque de danger mortel pour Mifeng et mon corps se couvrit d'une suée de peur, tout poisseuse. La panique qui me submergeait et me faisait suffoquer ne passa pas inaperçue aux yeux du doyen - en effet, il se hâta d'ajouter qu'il avait déjà regardé comment se portaient la petite fille et sa mère.

" Visiblement le Tao porte un regard bienveillant sur leurs destinées, car il s'est dépêché d'attirer notre attention dès le début de la tragédie. En outre, l'intuition des dragons a également joué un rôle et non des moindres - il me semble bien que c'est ton compagnon qui t'a fait venir au bon endroit et au bon moment. Il ne reste qu'à le remercier et à prendre des mesures immédiates pour assurer la défense des membres de ta famille désormais orphelins."

Je poussai un soupir de soulagement et tout mon corps se relâcha, mais pas pour très longtemps car il poursuivit : " Représente-toi la complexité du problème dès lors que les démons savent quel morceau de choix les attend dans le petit village perdu. Même si nous faisions déménager ces femmes un peu plus loin, la tâche des démons n'en serait pas plus compliquée pour autant - puisqu'ils savent ce qu'ils doivent chercher, ils vont aisément  flairer l'énergie particulière qui se dégage de ta soeurette. Le plus sûr moyen de dissimuler cet élément pour te débarrasser d'un danger permanent serait de tuer la fillette, par exemple en lui envoyant  une fièvre galopante. Vos natures se désagrégeraient alors en se séparant et sa partie de toi se dissoudrait sans laisser de traces dans le Tao."

Je me raidis à nouveau, indigné non seulement par cette perspective, mais par l'existence même d'une telle proposition. Après avoir commis un acte aussi maléfique, la vie devenait inenvisageable. Aucun argument ne pouvait justifier la mort d'un enfant innocent. Ces pensées, et d'autres encore - de protestation, celles-là - déferlèrent dans ma conscience.

" Maître, tu proposes une décision impossible et indigne de nous!

En vérité, si quelqu'un doit répondre de la difficulté dans laquelle nous nous trouvons, c'est moi. C'est par ma faute qu'il y a eu échange d'informations au niveau de nos parties intimes, c'est donc moi qui doit porter la responsabilité des faiblesses qu'on pourrait découvrir chez elle. Il ne peut y avoir d'autre issue à une telle situation que d'apprendre à se défaire de ses faiblesses. En effet, rien ne garantit que dans l'avenir je ne commette à nouveau quelque bêtise, à la suite de laquelle quelqu'un d'autre recevrait un héritage dangereux. Avec pour conséquence la nécessité de tuer encore et encore! Je dois me débarrasser de mes faiblesses - et si jamais elles ressurgissaient à nouveau en moi dans le futur, la connaissance d'une telle technique me viendrait en aide dans le futur aussi ."

Je  débitai d'un seul trait cette tirade enflammée, tant et si bien que j'en perdis haleine... à moins que cette perturbation de ma respiration n'ait eu pour cause l'indignation qui bouillonnait en moi.

 Le doyen m'écoutait attentivement et ressentait fortement l'ardeur qui m'habitait. Il me regardait avec sérieux et tristesse, c'est du moins ce qu'il me semblait, et il avait même entrouvert son oeil gauche. Mais peut-être n'était-ce là que l'effet illusoire d'une lueur nocturne incertaine qui scintillait sous un ciel encombré de denses nuées pluvieuses qui s'obstinaient à purifier notre Terre martyre accablée par les tares humaines.

Ensuite je crus qu'il souriait - bon mais ça, on peut tout à fait le mettre au compte de l'éclairage. Puis il posa sa main avec douceur sur mon avant-bras et dit avec tendresse : " Tu ne m'as pas laissé finir. J'étais sur le point de t'exposer encore trois variantes susceptibles d'offrir une issue à cette situation - chacune d'elles aurait eu pour rôle d'agir sur toi de façon encore plus violente dans le but, précisément, de t'acheminer vers la décision que tu viens toi-même de formuler de si belle manière en phrases sincères. Je suis complètement d'accord avec toi. Une seule variante est en effet envisageable - le perfectionnement de soi, la réalisation d'une nature irréprochable dans son achèvement, et de relations tout aussi irréprochables avec le monde environnant. Et durant la période de temps où tu seras engagé dans ce travail, ta petite soeur et sa maman vont venir habiter ici, chez nous. C'est ici seulement qu'elles trouveront la sécurité.

Vas et ramène-les - quant à moi, je vais donner l'ordre de leur préparer une chambre. D'autant que nous disposons à présent de suffisamment de place. " ajouta-t-il avec tristesse.

Je ne tardai pas un instant de plus - ma partie-dragon se retrouva auprès de la maison de Mifeng où régnait comme par le passé une insouciance  dénuée de doute. J'emmitouflai ce petit monde dans une énergie défensive, puis j'entrepris d'attendre ma partie moins leste qui s'était rendue en courant à l’intérieur des bâtiments du monastère afin d'y prendre un de ces longs manteaux épais servant de protection contre l'humidité nocturne et un chapeau de paille à larges bords empêchant les gouttes de pluie de mouiller les vêtements.

Ainsi paré pour ma sortie nocturne, je me mis en route. Malgré les flots d'eau qui avaient fait déborder le lit du ruisselet d’ordinaire assez étroit   qui dévalait toute la longueur de la vallée encaissée, je cheminais à vive allure par le sentier que des générations entières de moines de notre région avaient foulé et gardé secret. L'obscurité ne m'empêchait absolument pas de distinguer les spécificités du terrain, car j'essayais de me servir de ma voyance énergétique. La pluie - qui tantôt prenait de la force, tantôt faiblissait - crépitait d'une frappe régulière sur les pans de mon chapeau ;  un rythme monotone mais revigorant naquit au fond de moi, il réveilla la mélodie de ma chansonnette qui, à son tour, fit défiler devant mes yeux une succession de petites formes comiques en mouvement.

En m'embarquant dans ce monde minuscule, unique, je parvins très rapidement et sans presque m'en apercevoir, à l’orée du village endormi où vivait Mifeng.

Dans la maisonnette, il faisait sombre et on sentait que ses habitants avaient déjà commencé à s’endormir. Je frappai tout doucement sur le billot de bois qui tenait lieu de montant à la baie de la porte, mais je réalisai immédiatement qu’avec le bruit de la pluie et le bourdonnement des ruisseaux, je cognais en pure perte - je me mis donc à tambouriner avec mes poings.

Presqu’instantannément la porte s’entrouvrit et dans son embrasure surgit la petite frimousse de Mifeng qui ne s’étonna nullement de me voir là - bien au contraire! Elle se tourna vers le fond de la maison et s’écria joyeusement : « Maman, maman, mon prince est arrivé! Je t’avais bien dit qu’il me trouverait! »

Laissant la porte entr’ouverte, elle se jeta à l’intérieur, probablement pour tirailler sa mère qui avait eu le temps de s’assoupir

J’entrai et je me retrouvai dans une pièce qui m’était familière - c'était là que dormait le père lors de ma première visite. En pensant à lui, mon coeur se serra douloureusement et devant mes yeux apparut son visage tout déformé par la démence, tel que je l’avais vu  peu auparavant. 

Une femme sortit - elle était sur ses gardes et m’examinait d’un regard interrogateur.

« Habillez-vous vite, on vous attend au monastère des «Pousses de Bambou » . Le doyen vous expliquera tout, mais il n'y a pas un instant à perdre. Prenez avec vous l’indispensable car il est possible que vous ayez à y vivre un certain temps. Le destin de votre fille et  vos vies à toutes les deux sont en jeu. »

Ses yeux s’agrandirent de frayeur, elle s’immobilisa sur place, l'énergie de son corps accéléra son cours et se mit à tourbillonner.

Ensuite, elle se glissa sans mot dire dans la deuxième partie de la pièce où se trouvaient leurs maigres effets, en fit un petit baluchon, habilla Mifeng dont les yeux scintillaient d’excitation et se dirigea vers la porte.

 Une fois sur le seuil, la gamine, pas troublée pour un sou, sauta dans mes bras, m’attrapa par le cou, prête à voyager - ce en quoi elle étonna grandement sa mère et me gêna à l’extrême. Je remerciai le destin en pensée - il faisait sombre et elle n’avait probablement pas remarqué toute l’ampleur de mon trouble.

Sans traîner, je m’expédiai d’un pas vif sur le chemin du retour, en emmenant avec moi une femme déconcertée par le tour que prenait le destin et en portant dans mes bras une fillette qui me souriait de bonheur.

Les frères nous rencontrèrent au pied du monastère et le doyen, qui portait devant lui une lampe allumée, sur la terrasse.

Sans dire un mot, il leur adressa silencieusement une salutation de bienvenue et, du geste, invita la femme à passer dans le sanctuaire, pendant que, de notre côté, nous nous dirigions vers la cuisine où brûlait un feu vif dont la flamme dansait gaiement. A la vue de Chang-Chang, perché dans un coin de la salle, avec son plumage blanc comme neige s'irisant au chatoiement des flammes, Mifeng libéra mon cou de l’accolade agréable de ses petites mains et se glissa à terre.

Elle écarquilla d’extase ses immenses petits yeux et courut vers lui, puis se mit à l’examiner avec curiosité. Au moment où elle se tournait vers moi, une question aux lèvres, elle s’immobilisa, saisie d’un enthousiasme encore plus grand, car elle venait de découvrir Pikè - assis sur la table, l’air de ne voir rien de ce qui se passait autour de lui, il tenait dans un de ses minuscules petits poings une grappe de raisin sauvage et suçait le jus des grains qu’il venait d'arracher. Toute émerveillée, la fillette bondit vers lui, en applaudissant avec ses petits menottes et en balançant doucement sa tête d’un côté vers l’autre. Mais Pikè était si passionnément absorbé dans son processus que toutes ces tentatives destinées à attirer son attention furent vaines. N’ayant plus la force de se retenir, Mifeng leva vers moi un regard implorant afin d’obtenir ma permission de toucher cette poupée vivante ; dès qu'elle obtint en réponse un hochement d’approbation de ma part, elle entreprit de caresser ce fripon de Pikè qui - soi-disant par timidité - prenait son air modeste en baissant ses petits yeux semblables à des perles de verre.

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