20. Trêve !

 Voilà déjà trois jours que notre monastère est en joie et qu'il retentit de chants et de danses! Depuis le temps que je vis là, c'est bien la première fois que je vois ça : la cave à vins fait l'objet de sérieuses descentes et on y déguste à tour de bras aussi bien les crus les plus anciens, que des arrivages de vins nouveaux.

D'habitude la porte de la cave est toujours fermée à clef et personne, à part le frère qui en assure la garde, n'a le droit d'y mettre les pieds. Mais à présent, toutes les règles sont abolies ou tombées dans l'oubli. Le monastère fête "L'espoir retrouvé" - un évènement de la plus haute importance pour la continuité de son existence comme pour le maintien de ses traditions. 

Et à qui la faute?... mais au responsable de cette festivité - au doyen Dè lui-même! Voilà trois jours qu'il est là, au comble de l'exaltation, à boire de colossales quantités de vins forts et à gueuler tout un tas de chansons vieilles de deux à trois cents ans que personne, à part lui, ne connaît plus depuis belle lurette... Dans la fièvre de son ivresse, il criait à tous vents que notre monastère serait à présent placé sous l'ombre protectrice des ailes du dragon et il proposait même d'en changer le nom, au profit d'une appellation du style " Sous la petite aile chérie"!

De concert avec les autres frères, il m'avait déjà interrogé, à maintes reprises, sur les plus infimes détails de ma rencontre avec le souverain des dragons. Après quoi, ils se sont tous mis à proposer une interminable succession de nouveaux toasts : à la sagesse du Tao... à ceux qui ont sacrifié leur vie au service du Tao... aux Maîtres et aux Gardiens de la Sagesse du Tao... et tout le tralala! 

Ils se sont mis à m'appeler " Jeune Doyen", et dans la foulée, ils ont ajouté au titre de mon maître l'attribut "Doyen initié à la Sagesse". J'espère que lorsque la période festive sera enfin révolue - ou lorsqu'ils auront vidé jusqu'à la dernière goutte la réserve de vin - ils oublieront ces folles idées d'ivrognes.

C'était la première fois de ma vie que je goûtais à cette saleté qu'on appelle vin, et elle me déçut à un point tel, que je me promis de ne jamais plus y toucher, afin d'éviter à tout prix le risque d'être expulsé hors de mon corps à force de m'en remplir la  gorge. 

 

Lorsque j'énonçai à voix haute ma vision de l'ivresse, je provoquai de la part de toute la confrérie éméchée une assourdissante explosion de rires, accompagnée de claques dans le dos et de prophéties - comme quoi avec l'âge, et surtout l'expérience (amère, assurément!) j'allais d'évidence changer d'avis au sujet de cette boisson magique.

Alors, puisque ces temps-ci le monastère n'avait  plus rien d'un lieu de retraite et de recueillement propice à la recherche de la Voie, j'allais passer le plus clair de mon temps au sanctuaire ; il y régnait une ambiance de paix, car il était interdit de pénétrer dans ce lieu sacré en état d'ivresse. Comme il était agréable de pouvoir s'installer là pour réfléchir et faire un travail énergétique avec les différentes parties de son corps!

Et il y avait aussi une autre activité que j'accomplissais chaque jour avec plaisir - je m'envolais avec Chang-Chang en laissant mon corps au frais dans le silence du sanctuaire.

Des heures entières, nous nous régalions des sensations inouïes du vol, nous planions dans les hauteurs et jouissions d'un incroyable sentiment de liberté. Mais malgré tout, quelque chose m'accablait et allait même jusqu'à m'irriter : à chaque fois, notre promenade s'achevait par des cercles sans fin au dessus de la maison de Mifeng, dans l'espoir de les apercevoir, sa mère et elle. Quelquefois, ce voeu se réalisait et nous étions témoins des jeux de la fillette dans la cour, avec ses petites poupées de paille au visage dessiné au charbon.

 Un jour, elle est allée avec sa maman au bord de la rivière où son père pêchait et ils se sont joyeusement éclaboussés en courant sur la berge humide, puis ils sont repartis tous ensemble vers leur maisonnette  pour préparer le dîner. Ravalant l'eau qui nous montait à la bouche - mais il serait plus juste de dire : au bec! -  Chang-Chang et moi sommes rentrés chez nous en vitesse pour apaiser notre faim croissante.

Durant toute cette période, j'avais été constamment sur le qui-vive, à l'affût de sensations nouvelles qui auraient signalé l'apparition de mon compagnon de route, le dragon, mais pour l'instant, mon attente restait vaine...

 L'évènement tant espéré survint enfin au quatrième jour de ces festivités. J'étais en train d'aider le doyen à asperger d'eau froide les frères qui souffraient des maux de tête inévitablement associés à la gueule de bois,et je m'apprêtais à tirer de notre puits sacré un énième seau rempli de liquide aux vertus propres à les dégriser, lorsque je me suis soudain retrouvé dans le monde des dragons, debout devant leur seigneur.

Sans perdre son temps en politesses superflues, celui-ci ouvrit tout grand la gueule et là, en plein milieu, se dressait un dragon gris clair qui  remuait la tête de gauche à droite. Il avait les ailes déployées et les pattes largement écartées. Les mouvements de sa queue suivaient le rythme du balancement de sa tête, fouettant tour à tour chacun de ses flans.

   " Il est beau, hein!"  s'exclama le souverain en déposant avec précaution le dragon à mes côtés. "Il est d'une nature forte et vaillante. Voilà qui te fera un compagnon de route de confiance, je l'espère. Tu peux le prendre, à partir de maintenant il restera pour toujours avec toi!".

J'écarquillai les yeux et je contemplai avec ravissement l'allure de mon nouvel ami et compagnon de route - il était si gracieux et en même temps, il irradiait tant de puissance! Puis je me ressaisis et m'inclinai devant le souverain d'une profonde salutation de reconnaissance. Alors le Seigneur des dragons proféra les mots suivants : "Oui, autre chose encore. Lorsque tu t'en sentiras prêt, nous trouverons une femme pour ton dragon, afin qu'elle vous donne des enfants. Ainsi, le monde des dragons sera ta maison."

Le doyen me tapota l'épaule et me demanda non sans inquiétude où je m'étais échappé comme ça - après avoir vainement attendu que je lui passe le seau d'eau suivant, il s'était mis à m'appeler, puis à me chercher énergétiquement, mais j'étais bel et bien absent. Il  m'avait enfin  trouvé, ou plutôt avait trouvé mon corps, à quatre pattes devant le puits, les yeux écarquillés, fixant d'un air stupide le fond du puits où flottait un seau abandonné.

Je parcourus du regard l'espace proche, dans l'espoir de découvrir le dragon à mes côtés. Ne trouvant personne, je plongeai mon attention dans mon corps énergétique  au fond duquel je découvris avec soulagement une partie nouvelle au spectre inhabituel. Poussant un cri d'allégresse, je fis un bond en l'air, ce qui envoya mes bras valser au plafond. Heureusement que mon maître était à mes côtés pour me retenir, sans quoi je me serais retrouvé au fonds du puits pour de vrai!

Le doyen comprit visiblement de quoi il retournait et sa joie s'épanouit  en un arc-en-ciel multicolore. Il attrapa mes bras et les étira dans tous les sens. Puis, en sautillant d'une jambe sur l'autre, il administra, de ses petites paumes toutes sèches, une claque sur chacune de mes oreilles qu'il se prit ensuite à frictionner. Après quoi, il se mit à trottiner à vive allure autour de moi en me tapotant tour à tour les omoplates, les côtes, les fesses et  les rotules, tout en psalmodiant une incantation.

Là, je me sentis tout de même légèrement inquiet à son sujet! Aussi, pendant qu'il effectuait cette étrange danse accompagnée de frappes sur mon corps qu'il semblait prendre pour un tambour, veillai-je à ce qu'il ne glisse pas sur le sol mouillé, au risque de dégringoler ensuite dans le trou du puits. Mais lorsqu'il mit fin à ce rituel étrange en effleurant mon front d'une chiquenaude légère, puis en me tiraillant le nez, tout accoutumé que j'étais au constat régulier de ses lubies - je m'inquiétai pour de bon quant à sa santé!

 A mon grand soulagement, il reprit un peu son sérieux pour me dire qu'à présent, je devais aller prendre un brin de repos, rester allongé dans ma chambre un petit moment - pour sa part, il avait encore à s'occuper des autres frères qu'il avait pris sous sa tutelle et qui souffraient des effets de leurs libations excessives avec ces breuvages hilarants. 

 J'étais donc allongé dans la fraîcheur et le silence de ma chambrette ; bras et jambes décontractés, je remplissais les différentes parties de mon  corps avec des énergies distinctes. Ma tâche principale consistait à bien séparer mon corps en deux moitiés contenant chacune un type d'énergie différent, tout en m'efforçant de garder dans la moitié droite les manifestations de chaleur, et dans la gauche - celles de froid.

   C'est probablement grâce au soleil diurne et au chaud regard de ses rayons qui plongeaient chez moi en éclairant la ronde infinie des grains de poussière que je n'éprouvais aucune difficulté à créer des zones chaudes dans mon corps, mais avec les zones fraîches - c'était une autre affaire! Point de calme, ni de froid . A leur place, se manifestaient tantôt des picotements (légèrement plus frais, si je comparais avec l'autre moitié du corps), tantôt des vagues de fourmillements ( dont seule subsistait une trace fraîche qui s'évaporait sur le champ) - mais il m'était impossible de créer une sensation de froid constant...

L'apparition du doyen interrompit mes vains efforts de manipulation avec l'énergie. Il prit place à même le sol, en face de moi, essuya la sueur de son front, puis me confia son opinion au sujet de la fête de passation des pouvoirs du doyen : heureusement, cet évènement ne se produisait que très rarement parce que, vraiment, neutraliser ses conséquences exigeait de trop gros efforts!

 

Puis, une fois sa respiration un peu calmée, il se mit à me parler du monde des démons, comme s’il ne s'était pas déjà écoulé une bonne moitié d’année depuis l'interruption de son récit. "Une des particularités du monde de l'Ombre réside dans l'étirement de la marche du temps : son cours habituel est à peu près huit à dix fois plus lent que dans la partie lumineuse. C'est pourquoi les démons vivent bien plus longtemps que les êtres humains et ne vieillissent qu'imperceptiblement. Mais quelquefois, le temps - qui, jusque là, coulait sans qu'on s'en rende compte, en glissant comme le corps d'un serpent par une après-midi de grande chaleur - le temps donc, opère soudain un brusque à-coup vers l’avant : comme un serpent qui bondit sur sa proie, il avale un grand nombre d'années en l'espace d'un bref instant.  Je n’ai pas vraiment idée de ce qu'il peut attraper comme ça, mais les êtres vivants qui se trouvent là en ce moment précis perdent instantanément une partie de leur vie. En général, un tel bond temporel dévore près d'une année - elle disparaît tout simplement, elle s'engouffre dans un trou sans fond et en un éclair de temps, on peut voir les corps se transformer et vieillir sous ses yeux.                                                                                                                                                                                                      

Heureusement que tournent, dans le monde de l'Ombre, des cercles de  temps calme sur lesquels les caprices de la sphère temporelle principale restent sans répercussion. Là-bas, le temps coule sur un rythme lent, monotone et sans surprises. Et c'est précisément dans de tels petits îlots de calme temporel que les démons construisent les villes de leurs clans. Et c'est justement dans ces villes-là que demeure en permanence la mère magicienne qui se trouve être la protectrice du clan. Et c'est également là que sont conservées les biens les plus précieux du clan.

Les sauts temporels se produisent de manière inattendue, aussi est-il impossible de prédire le moment de cette transformation accélérée qui touche tout le vivant. Et le plus terrifiant dans tout cela, c'est qu'à chaque fois que ce bond se produit, nul ne sait sur quelle tranche de temps il va s'étendre. Ce peut être un à-coup de deux mois, mais il peut également durer deux siècles - mais à vrai dire, ce cas-là ne se présente que très rarement,

Je n'y ai jamais assisté moi-même, mais j'ai entendu la mère- magicienne rapporter les cas de ceux qui avaient été touchés par une saccade temporelle, alors qu’ils étaient en dehors du périmètre de rotation d'un cercle de calme : ils vieillissaient et tombaient en poussière devant les         yeux de ceux qui, tout en se trouvant  près d'eux, étaient à l'intérieur du   périmètre de sécurité du cercle.

Voilà pourquoi, afin de prévenir le risque de perdre la mère magicienne,  tout est fait pour lui éviter d'avoir à sortir hors des frontières de la zone de temps stable. Et c'est pour cette raison que j'ai été tellement étonné et inquiet lors de son apparition au voisinage de notre monastère. Pour qu'une chose pareille arrive, il faut vraiment que soient rassemblés des motifs exceptionnels. 

Bien sûr, dans le monde de la Lumière, le danger d'un déplacement temporel aussi brusque n'existe pas, mais le moment du passage d'un monde à l'autre, même s'il est très court, comporte un énorme danger de  glissement  temporel brutal.

Dans l'histoire du monde de l'Ombre, il s'est produit quelques cas de perte d'une mère magicienne, prise au piège d'un à-coup temporel. Si elle n'a pas d'héritière pour lui succéder dans le clan, il s'ensuit une véritable tragédie pour tous ses membres. Le clan cesse d'exister, car il a perdu toute possibilité de se protéger contre les maladies et de se remettre de ses traumatismes.

Le corps des démons ne dispose pas de mécanisme d'autoréparation, contrairement à celui des hommes. Seule la mère magicienne peut résoudre ces problèmes. Elle guérit chacun, elle maintient la paix et l'ordre dans la famille et, à l'aide de la Connaissance dont elle dispose, elle dirige le développement du clan.

C'est pourquoi les démons sont très sensibles aux modifications temporelles. Au fond de chacun d'eux se niche la peur secrète d'être surpris dans une zone temporelle libre, doublée d'une peur plus grande encore - celle de perdre la mère magicienne du clan.

Le paradoxe de la vie du monde de l'Ombre tient aussi au fait que dans un clan, il ne peut y avoir en même temps deux mères magiciennes ou plus. Il est donc impossible d'en avoir une de réserve. Si deux d'entre elles s'étaient retrouvées côte à côte ne serait-ce qu'un instant, cela aurait provoqué une explosion du temps qui aurait anéanti, comme le disent les prophéties, deux ou trois mille années de temps. Les vies de tous ceux qui se seraient trouvés dans la zone exposée auraient été supprimées, ce qui aurait impliqué la disparition totale de tous les êtres vivants, sans qu'il ne subsiste plus aucune trace ni d'eux, ni de la mémoire de tous ceux qui les ont précédés - signant ainsi l'anéantissement  des traditions, des légendes et de toutes les autres richesses de la Connaissance, amassées par des centaines de générations. La naissance d’une jeune mère magicienne entraîne une fracture du clan, une recherche d’un nouvel îlot de temps calme et la création d’une énième ville.

Depuis que je vis dans la partie lumineuse du monde, j’ai découvert que les échos des mouvements temporels de la partie sombre parviennent jusqu'ici, ce qui provoque, chez tous les esprits démoniaques des bois et tous les sorciers, de la confusion et une violente agitation ; avec le temps (là, il émit un soupir) - ou  peut-être la vieillesse - je ressens avec une acuité plus vive l'augmentation de la tension temporelle du monde de l’Ombre, qui précède chacun des sauts à venir. Mes observations sur une période de plus de trois cents ans m’ont permis de prédire avec plus ou moins de précision la force avec laquelle le saut se produira. Voilà déjà dix ans que l’âme de ma partie démoniaque est tourmentée, ce qui augure, d’après mes pronostics, de l'approche d'un à-coup du serpent temporel, d‘une force incroyable. Parmi les démons, il se trouve également des anciens qui détiennent la même faculté que moi - c’est pourquoi je n’exclue pas la possibilité qu'ils tentent de mettre à profit ce déplacement temporel pour faire effraction dans notre monde et nous écraser, puis nous supprimer sur la lancée de cette vague.

C’est pour cette raison que j'ai accéléré ton initiation au point de prendre des risques quasi inconsidérés et que je t’ai poussé dans cette folle aventure, tout en la pensant vouée à l’échec de façon quasi certaine. Mais à mon immense soulagement - tu t’es révélé être précisément ce diamant capable d’endurer le poids des épreuves qui nous sont tombées dessus.

Et maintenant que j’ai partagé avec toi une partie de la Connaissance et de mes inquiétudes, assez traînassé! Lève-toi, va-t’en reprendre des forces, après quoi nous nous occuperons de polir une des arêtes de ta nature de « diamant » encore mal taillé, à l'aide d'une technique de combat au corps à corps. »

Sans prêter la moindre attention à ma vaine tentative de lui poser une question, il se leva et sortit en direction de la terrasse.

 

 

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                              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