Je revins sur terre et je pris la posture du "Voyageur qui frappe aux portes du Tao" qui, à mes yeux, contribue le mieux à la  concentration de différents types d'énergie. Sa particularité consiste en ceci que la jambe du côté Yin du corps plonge au coeur des sources terrestres, tandis que la jambe Yang se relie aux sources célestes, de telle sorte qu'il est facile de trouver un grand nombre de spectres énergétiques et de les utiliser simultanément.

Le corps se dissout dans des courants d'énergie ascendants et descendants, se décontracte et se transforme en vaisseau, et il devient alors possible d'y faire des mélanges de toutes sortes d'élixirs énergétiques.

Mon mentor, tout en me gardant sous sa tutelle, attira mon attention sur la nécessité d'activer mon coccyx et de le relier à l'énergie du dragon. Je croisai les doigts de mes mains pour former le mudra "Coeur de Pierre" et je me sentis prêt pour l'action.

J'étirai avec précaution une première tentacule d'attention et j'effleurai le ballon énergétique au centre duquel se balançait tristement mon frère. Son bouillonnement intérieur était beaucoup plus impétueux qu'il n'y paraissait, vu de l'extérieur. De chatoyantes fulgurances d'énergie ignée se déchaînaient furieusement - elles déchiraient les tissus de son corps, les faisaient exploser. Chose surprenante, il arrivait à supporter la violence de cette pression - probablement que cet état lui était déjà devenu habituel, et son corps semblait s'être adapté aux imprévisibles retombées de ces tensions. 

J'effectuai une légère avancée et je passai à travers le voilage défensif du ballon. La réaction fut immédiate et violente - le ballon se  dressa autour du fil ténu de mon attention et déversa une abominable vague de haine brûlante qui s'élança impétueusement vers le point d'origine du fil.

Heureusement, j'avais pris mes précautions et j'avais préparé d’indispensables connexions avec des réserves d'énergie, sans quoi je n'aurais eu aucune possibilité d'opposer quoi que cela soit à une telle poussée. La muraille de fureur qui avait fusionné avec l'énergie du feu me frappa avec force, m'attrapa et me submergea en se hâtant de percer ma défense et de l'anéantir en son coeur. Je m'étais préparé à me confronter à une technique de combat de ce genre - j'ouvris donc le spectre d’énergie suivant avec lequel j'essayai d'englober et de maîtriser cette lame de fond agressive, tout en m'efforçant de poursuivre simultanément mon intrusion dans la défense de l'adversaire. Pour ce faire, je dirigeai une réserve d'énergie supplémentaire pour remplir ma tentacule  restée jusqu'alors toute fine et, sans plus me cacher, j'essayai de m’introduire encore plus profondément.

Une nouvelle muraille défensive vint à la rencontre de ma tentacule et, comme l'avait déjà fait la précédente, elle essaya de la supprimer pour faire irruption - à travers elle, comme à travers un fil embrasé - dans mes centres.  A trois reprises encore, nous renouvelâmes nos efforts en élargissant de plus en plus notre sphère d'influence - et une fois que nous serons au-delà des limites de possibilités de l’adversaire, rien ne pourra plus nous empêcher de régner en maître sur le champ de bataille. J'étais prêt à poursuivre l'affrontement avec la tactique choisie, lorsque mon frère coupa brusquement court à la connexion énergétique  suivante.

Le coin biseauté noir d'un mécanisme énergétique martial, destiné à tout détruire sur son parcours, remonta du tréfonds de sa nature. Je continuai à renforcer l'enveloppement d'une des frontières défensives de mon frère - de celle que j’avais occupée en premier - puis je lançai mon propre coin à la rencontre du bloc de roche noire, en m’efforçant de le pourvoir de qualités encore plus dures. Lorsqu’on utilise cette technique, le vainqueur est celui qui atteint un niveau de dureté et de pression énergétique hors de portée pour l’adversaire, et qui parvient à briser, en l’anéantissant, son axe caché interne

La collision entre nos deux blocs d’énergie fut destructrice. Les bords tranchants des carcasses se brisaient, les parties situées en profondeur se déformaient et il se produisait une mutation de leurs qualités  énergétiques. Cela ressemblait fort à la collision de deux blocs géants de glace noire au moment de la débâcle. Les plus faibles des maillons  reliant les uns aux autres les morceaux durs se mettent tout à coup à tomber en poussière, en laissant les parties plus stables impuissantes à maintenir la force d’inertie de la pression - l’effet destructeur recherché n’est plus obtenu, malgré l’accroissement permanent de la résistance antagoniste. Le problème principal qui se pose aux rivaux consiste à renouveler continuellement les qualités des maillons les plus faibles, en visant à les doter de stabilité et de souplesse.

Nos agrégats continuaient à se battre en cornant comme des béliers - ils détachaient puis faisaient disparaître des fragments du glacier de l'adversaire, qui s'étaient effrités. Pour faire pencher la balance en ma faveur, je conçus encore quatre de ces machines à détruire, afin d’assaillir de tous côtés le coin de l’ennemi. Mon frère suivait mon exemple et à présent chacune de mes créations était occupée à batailler avec un rival qui lui était propre.

Le doyen m’avait enseigné à déplacer mon attention, en pareille circonstance, sur des tâches cachées et, tout en essayant de ne dévoiler en rien mon intention, je me concentrai sur la première structure qui se trouvait en permanence dans un contact de confrontation avec l’adversaire, afin de lui adjoindre des parties corrosives pour ses qualités. J’avais réussi à me traîner jusqu’à l’axe central de ce bloc et j’avais commencé à l'anéantir, lorsque mon frère, sentant que quelque chose clochait, se mit à le faire tourner en essayant de tirer la zone endommagée hors de ma sphère d’influence. Mais j’étais, en la circonstance, semblable à un brochet qui s'agrippe avec les cent crochets de ses dents dans le ventre de sa victime. Rien ne pouvait m’arracher de la partie vulnérable de son coin, à laquelle je m’étais accroché.

Laissant tomber toute tentative destinée à libérer la construction, mon frère se mit à la métamorphoser en une boule de milliers de serpents enroulés - ils recouvrirent la partie de moi qui s'agrippait et entreprirent de la détruire avec leur poison. Comme j'étais obligé de rester fixé là,  car c'était toujours la partie vulnérable  de l’adversaire, je m'en fus extraire dans les sources célestes la flamme universelle avec laquelle je mis le feu à ces créatures rampantes qui prenaient de l'audace.

Nous nous étions longuement exercés à l’art de transformer l’énergie, en essayant tour à tour de nombreuses modalités qui se détruisaient mutuellement. Mon maître avait appelé cette technique «  La Pagode » - car il s’agissait de rivaliser à qui allait construire le plus grand nombre de niveaux, plus rapidement que son adversaire. Pour ma part, je l’aurais plus volontiers nommée «  La Tête d’oignon » - en effet, tu dois créer des couches d’énergie successives, chacune devant recouvrir la création de l’adversaire et, qui plus est, tu dois également faire en sorte de provoquer ses larmes.  Allant de pair avec la vivacité d'esprit et la promptitude de réaction aux agissements de l’autre, un troisième élément  joue ici un rôle important - le facteur épuisement.

C’est pourquoi j’avais un peu plus de chances d'aboutir - je continuais à épuiser par l’intérieur les deux zones du corps énergétique de mon frère.

Et c‘est aussi pourquoi il était important que je les garde dans mon attention et que je poursuive mon incursion dans ses parties vulnérables mises à découvert.

Enfin, au terme d’un long combat, mon frère se retrouva dans le rôle du petit louveteau tombé dans un piège qui, à force de tentatives pour s’en libérer en tirant sur une fine corde, s'était maintenant emprisonné dedans. Tout en continuant à le retenir, je détruisais patiemment les obstacles qui surgissaient sur mon parcours. Visiblement, il comprit la vanité de ses efforts - il laissa tomber sa tentative de m’affaiblir énergétiquement et s'esquiva de ce niveau.

Mon mentor me cria à l’oreille - en m'assourdissant considérablement : «  Il est passé aux méthodes des Pèlerins des Étoiles. Ne le laisse pas partir! ».

Je ne sais pas comment font les autres en pareil cas - mais en ce qui me concerne, le passage à ces méthodes implique l’abandon d’un travail sérieux au profit d’une partie cache-cache!

Représente-toi un peu que tu te retrouves tout à coup dans un  immense bâtiment inconnu, parfaitement vide, avec un grand nombre de pièces sombres et désertes, et des couloirs qui se ramifient de partout en s’ouvrant sur de nouveaux passages... Qui plus est, chaque chambre peut, elle aussi, receler un autre couloir d'une longueur interminable. Le plan de la maison t'est inconnu, tu ignores son nombre d'étages. Ah oui! j'ai oublié d’ajouter que pour pouvoir passer d'un étage à l'autre, tu dois modifier ton aspect extérieur. Il se peut que tu aies le droit de pénétrer à cet étage-ci sous l'apparence d'une souris, à cet autre - sous la forme d’une clochette tintinnabulante, et ce troisième t'obligera à adopter l'apparence d'un nuage noir, sur le point de déverser de la pluie.

Il n'y a pas l’ombre d’un renseignement ou d’une inscription au-dessus des différentes entrées pour t’indiquer l’aspect sous lequel il t’est permis d’entrer, l’apparence souhaitable. Ta nature seule peut te venir en aide - elle seule est à même de reconnaître, en touchant la zone d'entrée du corridor qui s'ouvre devant toi, quels sont les changements qu’exige l'espace en question.

Lorsque mon mentor m'avait expliqué cette particularité du jeu, il m'avait raconté qu'il avait passé des heures et des heures debout au seuil de certains espaces, à s'évertuer en de vaines tentatives pour trouver la clef requise. La nature des gens normaux et des démons n'y connait rien en matière d'impératif de transformation, elle essaye de calmer son amour-propre qui refuse de reconnaître que quelque chose se trouve hors de ta portée. Ce n'est qu'en voyant la forme que je prenais au moment où j'entrais dans un de ses espaces et en copiant sur moi, qu'il pouvait poursuivre sa route.

Je me suis demandé comment je fais ça - qu'est-ce que je peux bien enclencher à l’intérieur de moi? de quelle façon je suis informé de la  transformation requise de mon apparence? Je ne sais pas. Je n'ai trouvé aucune réponse - il n'y a ni mouvement spécifique, ni chatouillis, ni picotement interne. Je m'approche et soudain, je change! Et c’est tout.

Et voilà, j’ai maintenant libéré une partie de mon attention du combat énergétique qui bouillonne toujours autour et à l'intérieur de nos corps énergétiques, je l'ai décontractée et j'ai senti s’éveiller un intérêt bien connu pour cet avant-goût de quelque chose d’inconnu qui m'attendais de l'autre côté de la réalité, puis j’ai plongé dans le monde des devinettes.

Je me suis retrouvé, comme toujours, dans un espace mystérieux, plongé dans la pénombre, avec une multitude de ramifications qui partaient en tous sens. A cette unique différence près, que dans le cas présent ce n'est pas moi qui choisit le chemin.

Pour commencer, il me faut découvrir à quel étage se cache mon frère, ensuite trouver le couloir et la chambre voulus. Bon, et ensuite tout sera beaucoup plus simple - une fois que je lui aurais fait peur, il faudra le poursuivre et essayer de l'arrêter.

J'ouvris mon attention afin de pouvoir repérer, d'après des modifications même minimes de l'état du milieu énergétique, la présence du fuyard qui s'était caché au fond d'une des petites niches.

Trois niveaux se manifestèrent - quelqu'un ou quelque chose  provoquait dans l'espace des vibrations qui différaient des vibrations naturelles. Je me précipitai dans l'un des niveaux et passai un peigne énergétique dans les moindres coins et recoins - rien, sinon une forme à moitié transparente qui, visiblement, s'était retrouvée là par hasard et ne savait que faire à présent pour s'en sortir.

Je réitérai la même procédure dans le deuxième niveau - et je sentis presque instantanément que j'étais tombé sur la trace voulue. Tout en ralentissant mon avancée et en redoublant de précaution, je me rapprochais d'une zone qui se distinguait par sa couleur pourpre et par les soubresauts nerveux qui parcouraient par intermittences son espace. Avec encore plus de précaution, j'enveloppai ses contours de mon attention et je commençai à tisser ma toile d'araignée (ah oui! j'ai oublié de dire que mon corps s'était transformé - c'était devenu la chair d'une araignée énorme, luisante et légèrement couverte de mucosités odorantes) destinée à empêcher l'évasion de la proie qui se terrait. Je me trouvais pour ainsi dire dans la phase finale de cet agréable travail, et j'étais occupé à nouer le dernier noeud du chef d'œuvre qui résultait de mes efforts créatifs, lorsque le fuyard sentit enfin que quelque chose n'allait pas et commença à bouger. Alors, ne faisant presque plus attention à ses agissements, mais toujours avec la même précaution et la minutie qui me caractérise, je me mis à créer une deuxième couche de preuves de ma maîtrise artistique autour de la première. Les fils étaient à présent beaucoup plus épais, élastiques, capables de supporter une charge beaucoup plus importante. Ces exigences m’obligèrent à faire des efforts pour ouvrir plus largement les valves des glandes qui produisaient ce précieux matériau. Apparemment mes efforts ou la tension qui accompagnait cette excrétion convainquirent mon appétissant parent recouvert d'une carapace d'écailles et pourvu de mâchoires puissantes d'abandonner son refuge. Mon indignation ne connut pas de bornes lorsque, sans manifester aucun égard pour la beauté et la perfection de mon oeuvre, il se mit à en déchiqueter une partie et y pratiqua un trou. Je lui sautai sur le dos avec fureur (ce n‘est que juste fureur, selon moi!) et m'introduisis dans une zone de son cou dépourvue de carapace.

Sans même avoir eu le temps d'étancher ma soif de vengeance, je ressentis une absence de vie au dessous de moi. La membrane de l'irrespectueux destructeur de chef d'oeuvres était déjà toute ramollie, semblable à des restes desséchés par le temps qui continuent à rester inutilement suspendus à la toile d'araignée si tu n’as pas trouvé le temps de la nettoyer au moment voulu. Je m'écartai avec dégoût des traces - qui croustillaient légèrement d’une manière pas très ragoûtante - du passage de l'intrus dans mes domaines. Il m’échappa effrontément et s'éclipsa vers un autre niveau. Mais à présent là, en bas, sous le squelette, j'ai une trace béante de mon parent, qui était encore en vie il y a peu.

Je me précipitai dans le trou qui m’invitait à  poursuivre notre aventure, mais j’eus le temps de penser que probablement la carcasse de mon araignée s’était à présent dégonflée et affaissée à son tour sur les restes de l’autre - désormais elle était privée de vie, de joie créatrice ou d’intentions quelconques.

Un étroit tunnel qui se tortillait me conduisit de plus en plus bas( si on peut utiliser cette notion dans un espace où personne n‘a encore identifié ni haut, ni bas) à travers des dizaines de niveaux. Je ne faisais pas attention aux transformations intermédiaires de mon corps énergétique, j’étais totalement absorbé par l'unique but de rattraper mon frère.

La voix de mon maître était perdue depuis longtemps déjà et il n’était plus possible de sentir la présence de quoi que ce soit de connu ni à l’intérieur, ni autour de moi. Un état de solitude totale, l’absence de repères susceptibles de m’indiquer où je suis et où je ne suis pas, la perte du compte des transformations de toutes sortes qui m‘étaient arrivées, et même la disparition, dans ma mémoire, de toute représentation de ce que j’étais juste avant mon plongeon ici - tout ce qui aurait dû m’inciter à être ébranlé, à freiner mon avancée, à consacrer ne serait-ce qu’une partie de mon temps et de mon énergie pour essayer de me calmer, tout ce qui d’habitude me venait à l'esprit lors d'expéditions de ce genre - tout cela demeurait je ne sais où, complètement en dehors de mon champ de pensée.

Tiens, voilà enfin mon frérot -  apparemment, il a décidé qu’il avait mis entre nous suffisamment d’obstacles producteurs de transformations, à moins qu'il ne soit tout simplement fatigué par ses propres mutations, toujours est-il qu’il a changé de direction pour aller se perdre de nouveau à l’un des étages, dans un endroit retiré.

Quelque peu assourdi et étourdi par le tournis de couleurs qui venait de se produire, je m’attardai un petit moment à l’endroit que je venais d’ atteindre pour reprendre des forces et  me concentrer. Mais ce processus de récupération et de préparation fut impitoyablement piétiné par je ne sais quelle créature abjecte de forme indéfinissable dotée d’une centaine d’yeux qui roulaient, animés d’une rage folle, et qui s’implantaient au-dessus d’une autre centaine d’énormes mâchoires dont les dents s’entrechoquaient avec avidité.

En lançant une attaque qui ne laissait planer aucun doute au sujet de ses intentions, elle vint m'assaillir par derrière, se rua sur mon dos et entreprit de mettre en pièces mon corps (je n’avais même pas eu le temps de regarder! - quel corps au juste?). Un choc douloureux explosa dans mon corps et ma conscience - il noya cette dernière et et fit convulser le premier. Instinctivement, j’essayai de dégager mon dos en rejetant cette perfide abomination, mais hélas mes tentatives ne furent couronnées d’aucun succès et ne firent que compliquer davantage  la situation.

 S’aggripant avec sa centaine de bouches à mon corps souffrant, cette saloperie de créature acharnée était accrochée comme un sac sur le dos d'un vagabond expérimenté - il aurait fallu ôter la vie, avant de pouvoir l'enlever.

Je me rendis compte de la vanité de mes tentatives de libération, et  j’étais déjà sur le point de me précipiter hors de mon corps et de m’échapper de ce niveau - de chasseur devenant proie - quand soudain il me vint une idée qui fit renaître en moi de l’espoir.

Je restai dans mon corps qui souffrait d’une douleur insupportable, et je m’incarnai en dragon - il enveloppa immédiatement de ses ailes les deux corps qui roulaient à terre, puis les saisit dans sa gueule et les broya avec ses dents. La douleur de cette exécution dépassait la précédente à un point tel que j’en perdis connaissance, et avec elle, tout le reste aussi...

Je crois bien que je me trouvais quelque part et même que je voyais quelque chose, lorsque la conscience commença à revenir dans mon corps qui se consumait dans le feu de la douleur. Sur mon visage - ou du moins sur la partie de moi où se trouvaient mes yeux - coulait quelque chose d’agréablement frais. Je m’efforçais de les ouvrir ou tout simplement de les décoller, afin d’obtenir, grâce à cet effort musculaire, une confirmation que j’étais bien en vie, mais je n’y parvenais pas...

En toute logique, une conclusion découle d’une telle impossibilité - j'étais plutot mort. Mais la douleur est là - ça veut dire que tout espoir n’est pas perdu...

Bien que... qui sait ce que peuvent bien ressentir les morts - peut-être  est-ce justement à ce moment-là que la vraie douleur commence?...

Des voix se firent entendre - des voix enfantines, va savoir pourquoi...  Les mots prononcés étaient indistincts, mais les intonations étaient interrogatives et pleines de ménagements...

Me perdant en suppositions, je m'efforçai de retrouver mon corps - ou même n’importe quoi d‘autre, pourvu qu’il soit seulement possible de trouver quelque chose. Je mis en jeu toutes mes forces et je déchirai soudain  je ne sais quel voile qui avait fait jusque là écran entre la vie et moi.

Je fus alors assailli, envahi, puis complètement submergé par des sons, des sensations, des souvenirs. Des images de l’interminable course-poursuite me sont revenues, ainsi que celles de l’anéantissement peu glorieux qui en avait résulté. Ce qui explique ma douleur, mais en même temps, au contraire, ne l’explique pas du tout.

Comment se fait-il que mon propre dragon, mon ami, mon presque frère ait osé me bouffer et me broyer les os en les faisant croustiller sous ses dents?

Et comment se fait-il qu’après cette désagréable procédure, je sois allongé quelque part en train de faire le malin sur des thèmes moraux!...

Quelque chose m’effleura et se mit à se déplacer avec légèreté. Ces effleurements se distinguaient entre eux par la force, le degré de tension, la durée du contact. Trois êtres différents se trouvaient là, qui m’entouraient, qui me touchaient et qui exploraient de différentes façons la surface autour de moi - qui était quelque part à l’intérieur et qui tendait l’oreille vers ce qui se passait à l’extérieur.

Brusquement, la lumière et les couleurs se révélèrent à ma conscience abasourdie. Je me vis, couché sur un lit, et autour de moi s’affairaient mon maître, Siang Tseu et Mifeng. Ils étaient occupés à me déballer  d'une étoffe de tissus d’une longueur sans fin qui recouvrait mon corps de la tête aux pieds. Je battis des paupières, essayant de m’adapter à la  vive lumière du soleil qui se déversait par la fenêtre du couloir et s'invitait  chez moi sans rencontrer d'obstacle.

Absorbés par leur entrain à défaire le rouleau qui me recouvrait à présent le ventre et les jambes, les êtres qui m’étaient les plus proches et les plus chers ne remarquèrent même pas que j’étais en train d’observer leurs mouvements attentifs.

Mon attendrissement ne s’évapora qu'au moment où je découvris que, dans le processus de ma délivrance, ils en étaient arrivés à mon bas-ventre - du coup, les attributs qui me différenciaient des femmes se voyaient exposés à la lumière du soleil! A cette vision inattendue qui se découvrait à elle, Mifeng poussa à mi-voix un oh! d’étonnement ; puis - à mon avis, sans en éprouver la moindre gêne - elle demanda à sa maman en chuchotant très fort pourquoi à cet endroit-là, chez moi, ce n’était pas comme chez elle.

Secouant mon hébétude, je tentai convulsivement de stopper le processus en attrapant le bord de l'étoffe et en le tirant vers l'une des parties peu attrayantes de mon corps.

Mon maître jeta son regard sur moi, Siang Tseu fit valser ses bras en l'air et quant à Mifeng - elle battit des mains, en se trémoussant sur place.

"Il est revenu à lui, il est vraiment vivant, il bouge!" - des exclamations de joie fusèrent, ce qui abaissa considérablement mon degré de confusion.

Le maître se pencha et serra ma tête dans ses bras, Siang Tseu posa un baiser sonore sur ma joue, et la remuante Mifeng avait déjà escaladé ma poitrine, m'avait enfourché et me frappait les épaules de toutes les forces de ses petits poings...

Ainsi qu'ils me le racontèrent - une fois quelque peu calmée l'explosion de la joie partagée de nos retrouvailles - deux jours auparavant, au cours de la nuit, le monastère fut jeté hors de son sommeil par une procession de démons qui se déplaçait sombrement et triomphalement à travers la plaine en  direction du  pied de notre montagne. Au centre de ce flux démoniaque interminablement long cheminaient la mère-magicienne et le grand-père qui nous avait auparavant rendu visite. A leur suite, quatre démons-géants portaient sur leurs épaules un rouleau de tissus étroitement serré, de taille moyenne. Dès qu'ils atteignirent le monastère, il marquèrent l'arrêt et se figèrent dans l'immobilité, en gardant le silence.

Le doyen et les frères sont alors sortis pour regarder, depuis le  bord de la terrasse, la rivière vivante qui était en bas, sans en comprendre la signification, jusqu'à ce que la mère-magicienne ne lève les yeux vers eux et ne déclare : " Nous vous apportons le vainqueur! Nous vous apportons notre gratitude! Nous vous apportons une paix d'une durée éternelle!"

Le petit groupe des quatre démons se hissa facilement jusqu'à la terrasse et déposa avec précaution le paquet aux pieds du doyen. Puis ils s'inclinèrent respectueusement devant lui, en s'agenouillant, effleurèrent le paquet de leur têtes cornues et, toujours silencieux, redescendirent vers les autres.

La procession fit demi-tour et repartit en sens inverse aussi lentement qu'elle était arrivée.

A partir de ce moment-là, ainsi que me l'expliqua le doyen, mon corps - qui avait été recouvert d'un baume sacré destiné à me protéger tout au long de ce difficile processus où ma nature devait se casser et renaitre - mon corps donc, une fois retrouvées sa plénitude et son integrité, demeura allongé dans le sanctuaire où le doyen et les frères priaient sans interruption pour que cette entreprise risquée voie une issue favorable.

Enfin, aujourd'hui, à la mi-journée, le corps emmailloté avait brusquement repris vie - il avait commencé à se tortiller furieusement en essayant de se débarrasser de ses entraves, et une épaisse couche de quelque chose de noir, de luisant et de gras déborda à la surface de l'épais cocon de tissus.

Ce fut le signal du début de ma délivrance, pour ainsi dire de ma nouvelle naissance!

Le maitre déclara que désormais mon frère et moi habitions le même corps - je davais à présent m'accorder un certain temps pour que se manifestent les connaissances que, dans l'histoire, j'avais acquises. Il rajouta malicieusement qu'il brûlait vraiment d'impatience de connaitre leurs particularités et leur profondeur.

Siang Tseu me nourrit comme le faisait jadis ma mère, à la petite cuiller, m'enveloppa dans une couverture et me recommanda de dormir. En partant, elle entraîna derrière elle Mifeng qui s'obstinait et pleurnichait, car elle voulait pas du tout me quitter. Quant à moi, je sombrai dans un sommeil qui vivifia chacune des cellules de mon corps martyr.