Le souterrain pénétrait si loin dans les profondeurs de la terre qu'il semblait  pratiquement sans fond -  et si ses bâtisseurs avaient donné un coup de pelle de plus, on aurait pu se retrouver à la surface, mais du côté lumineux! J'avais perdu le compte du nombre de spires du colimaçon de marches que nous avions déjà franchies avant de nous retrouver devant cette porte massive, façonnée dans une pierre grise mouchetée de petites perles de mica qui scintillaient dans la flamme des torches.

Un des démons géants qui nous accompagnaient, la mère magicienne et moi, fit entrer dans le trou de la serrure une clef semblable à une salamandre vivante, puis grincer sa griffe - en suivant le tracé d'un zigzag complexe - sur un motif en forme de labyrinthe imprimé au centre de la porte ; il fit ensuite tourner un anneau massif et, en pesant de tout son poids sur la plaque de pierre, il la repoussa sur le côté, ce qui libéra l'entrée d'une grande salle austère plongée dans la pénombre.

La mère-magicienne continuait à se conformer au rituel qu'elle avait choisi pour sa rencontre avec l'invité méfiant auquel la reliaient des souvenirs qu'on ne pouvait qualifier d'agréables - elle s'avança la première et franchit la frontière du seuil de la porte.

Depuis notre rencontre dans la salle d'apparat de son palais, elle n'avait pas prononcé un seul mot et elle ne m'avait regardé dans les yeux qu'une seule fois, comme pour y scruter quelque chose. Tout au long du parcours qui menait à cette porte, elle s'était tenue légèrement en avant, avec quatre des démons géants, pour m'ouvrir la route et me démontrer l'absence de piège. Le groupe entier, plongé dans un lourd silence, s'abstenait de me regarder et évitait toute occasion de m'effleurer.

En revanche, la voix animée de mon mentor résonnait sans relâche dans ma tête - elle commentait tous les détails, toutes les nuances de leur comportement. Au cours de la nuit déjà, alors que nous étions en train de choisir la stratégie de notre ligne de conduite, il m'avait obligé à avaler une dent de serpent crochue en m'expliquant qu'ainsi il pourrait me voir, m'entendre et garder le contact avec moi sans que les autres ne le remarquent. J'avais docilement accompli cette procédure désagréable, tout en espérant vivement qu'il ne restait pas, dans la cavité de cette arme meurtrière, quelque dose infinitésimale de poison, capable de tuer un taureau en toute tranquillité. Moyennant quoi, je peux à présent passer mon temps à dialoguer fort agréablement en pensée, ce qui m'aide à oublier la morosité et la lourdeur protocolaire de la lugubre expédition à laquelle je participe.

Une fois entré dans la salle, je me raidis intérieurement à la vision du spectacle inattendu qui s'ouvrait à nous. Mon maître lui-même sifflota dans mon oreille en chuchotant que lui non plus n'avait jamais vu un tel attroupement et n'en soupçonnait même pas la  possibilité.

Des dizaines de niches encadraient un relief de parois rocheuses toutes noires. On pouvait y voir d'énormes sauriens couverts d'écailles, immobilisés par la tension de la force qu'ils dégageaient.  Leurs têtes s'étaient tournées au son du grincement de la porte en train de s'ouvrir et ils étaient prêts à exploser d'une rage exterminatrice envers les nouveaux venus.

Leurs corps tout chatoyants de reflets d'un noir verdâtre prenaient appui sur d'énormes queues grasses dont les bouts se contorsionnaient et se balançaient. Leurs gueules entrouvertes découvraient les lames   recourbées de leurs crocs, leurs pattes de devant s'entremêlaient au gré du jeu du déplacement des monticules noueux de leurs muscles et leurs  griffes grinçaient sur les cuirasses d'écailles de leurs flancs et de leurs ventres. Dans les orbites noires de leurs yeux, on voyait luire leur détermination à déchiqueter ou à piétiner au premier signal de la souveraine.

Dans l’espace dégagé de la salle, une rivière de corps de sauriens de plus petite taille coulait lentement, dans un rituel sans hâte. Presque sans bruit -  avec juste un léger froissement des écailles de leurs queues sur la surface polie du sol - ces créatures se déplaçaient en dessinant des zigzags pour passer d’un groupe qui se tenait debout, immobile, à un autre. Ils n’étaient pas moins d’une centaine, en train de se déplacer, le dos légèrement voûté en signe de soumission, sans regarder vers les cotés, tout concentrés qu'ils étaient sur le tissage d’une vivante toile d’araignée énergétique qui reliait les noeuds des fontaines d’énergie des groupes immobilisés.

Nous nous sommes avancés vers le centre de la salle, ce qui me permit     (à moi - mais au doyen aussi, il faut croire, car il sifflota encore plus fort dans mon oreille) d'observer de plus près, immobilisées dans une transe méditative, des jeunes filles d’une beauté incroyable, quasi céleste. Elles avaient les yeux clos, le visage détendu, comme de belles endormies, et  ruisselaient d’une énergie qui s’élevait en vapeur de leurs pieds et de leurs jambes dénudées, pour devenir plus dense autour des cuisses et s’ouvrir ensuite en formant comme d'immenses pétales de fleurs féeriques. Les extrémités de ces pétales touchaient les pétales d’autres boutons énergétiques, pour constituer la carcasse rigide d’un grillage qui venait entourer le centre de la salle. Les jeunes filles se tenaient  face à ce centre, les doigts rassemblés en un mudra aux entrelacs complexes qui renforçait visiblement le courant de l’énergie aspirée.

En pénétrant dans cette épaisse masse d’énergie concentrée à la suite de la mère-magicienne qui conservait toujours son air impassible, je tressaillis involontairement, je fus gagné de fourmillements et je serrai les dents.

«  Ce n’est rien, mon petit, ce n’est rien, détends-toi » -  la voix apaisante du doyen  résonnait dans ma tête . « Garde ton calme, ne permet pas que ta force soit dilapidée. »

Quelque peu dégrisé sous l’effet de son ton paternel plein de sollicitude,   je durcis la protection autour de mon corps et je me remis à franchir un peu plus paisiblement les noeuds suivants des entraves énergétiques.

Nous atteignîmes le centre de la salle où s’élevait une cage ronde constituée de grosses barres de fer forgé assemblées les unes aux autres par un ornement de signes magiques gravés. Un homme se tenait assis  en son centre, les genoux repliés vers sa poitrine. Ses mains s’entrecroisaient aux poignets, sa tête reposait sur ses genoux et ses yeux étaient fermés. On aurait pu croire qu'il dormait, mais son énergie bouillonnait, s’enroulait en trombes impétueuses, puis rejaillissait en dures volées de coups portés de façon ininterrompue sur la barrière matérielle et énergétique qui le séparait de la liberté.

Les démons qui nous accompagnaient se disposèrent aux quatre coins de la cage, nous laissant seuls à seul avec le prisonnier, la mère-magicienne et moi.

Pendant un certain temps, en apparence, il ne se passa rien du tout. Je sentais que nous nous trouvions dans une zone de profonde accalmie   qui n'était pas naturelle. Nous avions laissé de l'autre côté de la barrière d'isolement les sauriens-tisserands et leur déplacement incessant sur la carcasse dure du voile irisé, mais sans âme, du gigantesque traquenard.

Quelque part autour de nous, au loin, les éléments énergétiques s'agitent, leur couche compacte isole, presse et resserre jusqu'à la taille d'un point le petit lambeau d'espace qui nous a été ménagé pour maintenir la possibilité d'un processus de survie minimal. Une sensation analogue à celle que j'avais éprouvée lorsque le doyen m'avait abandonné dans le monde du non-faire - quand tout ce qui t'entoure devient comme déréel, étranger et inutile - remonte dans ma mémoire.

J'aurais été sûrement aspiré par cette atmosphère de détachement et de léthargie - sans la voix vigoureuse de mon maître.

" Regarde comme il devient fou intérieurement, comme il souffre de cette limitation forcée de sa liberté. Voilà en quoi réside sa faiblesse - il est  prêt à tout, même à s‘autodétruire, pour retrouver la liberté." Et c'est alors seulement que, jetant un oeil plus attentif à l'intérieur de la cage, je découvris que l'homme endormi me regardait déjà depuis un moment - il m'observait avec un sourire.

"En voilà une surprise alors!" s'exclama-t-il. "Et moi qui me cassais sans arrêt la tête à essayer de deviner ce qu'ils allaient bien pouvoir inventer et   vers quelle sorte d'échappatoire à cette situation, apparemment sans issue, irait leur préférence. Mais jamais je n'aurais pu supposer que pour se débarrasser de moi, ils iraient jusqu'à s'abaisser à te demander de l’aide. Et cela me flatte même de prendre conscience que j'inspire à ces individus-là - il enveloppa d’un regard méprisant les démons paralysés dans l’immobilité de leur attente - une terreur supérieure à leur peur d'avoir à s'abaisser au yeux des humains. Visiblement, ils sont drôlement échaudés."

D'un mouvement glissant, léger et presque imperceptible, il se redressa et se dirigea vers le grillage.

" Bon, alors on y va, on fait connaissance. Dommage, bien sûr, que nous ayons à le faire dans des circonstances tellement... - il fit une petite pause pour chercher son mot - étouffantes. Mais comme tu peux voir, nous ne choisissons guère notre destin, c'est pourquoi les circonstances ne sont pas toujours à notre goût."

Il tendit le bras vers moi, sans manifester le moindre étonnement lorsqu'il se heurta à l'obstacle de l'énergie défensive à la limite du grillage ; et il continua à garder son bras là, même lorsque la peau de sa paume se mit à se craqueler, se couvrir d'ampoules et qu'une odeur de chair brûlée se fit sentir.

"Mon voeu de te rencontrer afin de te reprendre la part que tu m'avais volée ne s'est pas accompli."

Que lui avais-je donc volé? En réponse à mon regard interrogateur, chargé d'incompréhension, il poursuivit:

"Il est possible que tu ne sois pas au courant de ce qui s'est passé, mais nous sommes frères jumeaux, et en chacun de nous une seule partie de notre nature a pu se réaliser pleinement. On peut dire que nous sommes deux à avoir été amputés de naissance ; et le plus important, c'est qu'à cause du désir avide de notre père, chez l'un d'entre nous - c'est la partie paternelle qui s'est pleinement réalisée et développée à son contact permanent,  et chez l'autre - c'est la partie maternelle.

Et comme ça fait déjà assez longtemps que je t'observe, j'ai pu percevoir notre différence, j'ai ressenti en toi la présence de ce qui m'avait toujours manqué - ma mère, son contact, sa voix, sa chaleur et certainement  quelque chose d'autre encore, dont j'ignore tout, mais dont je soupçonne l'existence.

Lorsque j'ai pris conscience d'un destin aussi injuste, je me suis mis à te haïr - car tu es un enfant gâté, ma mère s'occupait de toi, te remplissait de sa tendresse  - et quant au coté paternel, tu l'as trouvé dans la présence à tes côtés de cet aimable vieux moine.

Afin de te reprendre ma mère, de récupérer son attention qui m'appartenait de plein droit, j'apprenais à tuer. A chaque entraînement, je te tuais des milliers de fois. Chaque maniement d'arme, chaque opération, chaque subterfuge t'étaient destinés. Quand je tuais quelqu'un, je ne voyais pas son visage, je ne percevais pas sa douleur - tout était dédié à toi, rien qu'à toi.

Je dus attendre le temps nécessaire au réveil et à l'ouverture de tous les traits de ta nature, que je m'apprêtais à faire mienne. Et lorsque vint le temps d'agir, je me heurtai soudain aux caprices inexplicables du destin qui prenait clairement ta défense.

Et je ne parviens toujours pas à comprendre, comment tu as pu en réchapper, lorsque je t'ai atteint d'une pierre en pleine tête, et avec ça, j'avais combiné toute une avalanche! Je n'arrive pas non plus à saisir ce qui as bien pu te sauver lorsque - au moment où j'étais dans le corps d'un aigle - j'ai essayé de te trancher le cou, ou lorsque j'ai fait tomber dans la forêt un vieux tronc d'arbre derrière le renardeau insouciant. Et quand j'ai découvert que tu avais passé le rituel initiatique chez les dragons, je n'eus plus d'autre choix que prendre ta suite, et je me mis à te haïr plus encore.

Comme tu peux le voir, là non plus je n'ai pas eu de chance - j'ai bien reçu un dragon, mais il a les ailes cassées. A chaque fois que je m'unis à lui, je suis rempli de son insupportable douleur. Il n'existe aucun moyen de le guérir, de même qu'il m'est à présent impossible de me débarrasser de lui. Nous sommes indissolublement fondus pour toujours, ses souffrances sont devenues miennes. Dès lors, il me faut évidemment faire une croix sur toute possibilité de te vaincre.

Ma vie a perdu sens et maintenant, à la place de ma haine à ton égard, je suis gonflé d’une haine redoublée envers tout ce qui vit. »

Il se tut, s’écarta légèrement de la barrière qui nous séparait, parcourut du regard le remue-ménage ambiant, et, comme oublieux de tout, il s’assit de nouveau et attrapa ses genoux dans ses bras. Relevant la tête vers la haute voûte du plafond, il ouvrit la bouche et émit un hurlement mélancolique prolongé, à la manière d’un loup...

Mon maître avait apparemment senti mon trouble, aussi me vint-il en aide.

« Remarque bien ses vêtements - ils sont le meilleur signe de son implacable cruauté et de son appartenance à la secte des tueurs. Lorsque j’étais un habitant de ce monde, j’en ai beaucoup entendu parler, mais jamais je n’ai  rencontré quelqu’un qui affiche aussi ouvertement son appartenance à une secte de ce genre.

La première règle pour ses membres - c’est de se vêtir exclusivement d’habits confectionnés dans la peau de leurs victimes, qu’on doit leur retirer lorsqu’elles sont encore en vie. Le tissus extrêmement fin de sa chemise, l’étoffe serrée de son pantalon et même le cuir tout décoré de peintures de ses belles chaussures de combat - tout a été confectionné avec les trophées de ses exploits sanglants. Le fait d’exposer ainsi, ouvertement, des vêtements en peau d’êtres humains et de démons témoigne de son degré d’assurance en ses propres forces et, par voie de conséquence - puisqu’il est toujours en vie - de sa force.

Tu dois être très prudent en toutes circonstances. Ne prends pas pour argent comptant tout ce qu’il te raconte. Ainsi que je te l’ai toujours expliqué, ce sont de beaux parleurs et ils s’y connaissent fort bien pour trouver les points vulnérables de l’adversaire. Il t’a fait fondre, il t’a touché par sa confession pénétrante - voilà qui atteste qu’il est un vrai maître-sondeur. Et si ce n’était la barrière de la cage, tu te serais probablement précipité pour le consoler, le calmer, l’aider. Et c’est justement cela qu’attend ce vrai maître à la fin de sa représentation -   c'est pour lui ce que sont les applaudissements à l'artiste.»

Il faut dire que mon mentor avait bien deviné quelle était mon intention et tranché à la racine le projet - qui mûrissait en moi - d’expliquer à la mère-magicienne qu’il fallait avoir pitié de ce pauvre diable.

Le moment était critique quant à la décision que j’allais prendre - mon frère sauta, se mit à nouveau debout et s’adressa à la mère-magicienne : «  Petite mère, autorise-le à entrer ici. Je veux pouvoir tenir son coeur encore vivant dans mes mains et sentir le goût de son sang. Exauce ma dernière volonté, et ce sera ta dernière corvée - je te promets qu’ensuite je me donnerai également la mort de ma propre main.»

Il attrapa dans ses mains les barreaux du grillage et, sans prêter attention à sa chair qui grésillait, il se mit à secouer la cage en essayant de la renverser sur nous.