Deux journées s'écoulèrent encore dans le cours de notre destin sans que rien ne vienne bouleverser la tournure nouvelle qu’avait pris notre mode de vie. Je m'y conformais sans trop y réfléchir, habité par la ferme croyance qu'il était toujours possible, quelles que soient les circonstances, de trouver une  manière de rendre la vie intéressante - il suffisait d'être attentif et de pas laisser passer le moment opportun.

Et tenez, justement à présent  : me voilà assis devant la table de la cuisine en train de hacher menu une tête d'oignon épluchée - j'apporte ainsi mon aide au frère qui prépare le dîner. Evidemment, je  viens de refuser son pronostic plein de compassion - comme quoi il me faudrait verser beaucoup de larmes avant de mener à son terme  ma tâche d'éplucher et d'émincer les huit têtes d'oignons indispensables à la préparation du plat qui répandait déjà son fumet appétissant - et je devais par conséquent activer l'énergie pour protéger mes yeux.

Pour l'instant, les choses n'allaient pas si mal, mais je commençais à ressentir des picotements dans le nez et la gorge - ce que je n'avais  pas du tout prévu! Aussi devais-je maintenant produire un maximum d'efforts pour soulager cette attaque brûlante et protéger les parties de ma tête qui se mettaient à souffrir. En outre, le problème se faisait un tantinet  plus complexe car nous causions de tout et de rien, et comme j'étais en train de me mobiliser intérieurement, il m'était indispensable de conserver une apparente indifférence envers l'objet de mon expérience culinaire - je devais continuer à sourire et même à émettre de temps à autre des petits rires. Et devant moi, se tenaient les cinq soeurettes de celle qui avait déjà transformé mon existence en véritable enfer - elles étaient là, en train de m'attendre, énormes et juteuses!

Tout en continuant à parler, je levai largement le bras en l'air, comme par mégarde, soulignant du geste la phrase que je prononçais, dans le secret espoir d'alléger un peu le nuage de mes larmoiements qui s'épaississait autour de moi. Ce ne fut pas d'une grande aide, mais eut en revanche pour effet de conduire mon interlocuteur à porter un regard plus attentif sur l'expression de mon visage, pour tenter d'y découvrir  quelque manifestation de souffrance. Je fis mine de ne pas remarquer mon erreur et j'ignorai la vague de brûlures qui envahissait à une allure catastrophique les bastions énergétiques de ma forteresse - mes efforts les avaient présomptueusement bâtis, mais à présent ils cédaient; je roulais mes yeux au plafond avec l'espoir, plus faible encore, de chasser les vagues qui s'étaient mises à recouvrir mon champ visuel. Je crois qu'il va falloir laisser tomber quelque chose par terre pour pouvoir, tout en le ramassant, essuyer en même temps - sans me faire voir - mes larmes et, avec un peu de chance, également le flot humide qui commençait à s'écouler de mon nez...

La situation promettait d'être assez délicate, cela me paraissait déjà évident, et rien ne garantissait que mon interlocuteur prenne mon subterfuge pour argent comptant. Je posai le couteau sur la table et entrepris de modifier la disposition de ma manche, dans le perspective d'accrocher comme par inadvertance l'objet salvateur et de le faire tomber, mais je stoppai brusquement le mouvement prémédité - devant mes yeux qui ne distinguaient déjà plus rien venait de surgir l'énorme gueule familière du dragon.

" J'ai des choses à te dire" proféra-t-elle. "Et je t'invite chez moi sur le champ."

Oubliant le défi que je m'étais posé à la cuisine, j'ouvris tout grand les yeux et des flots de larmes en jaillirent aussitôt, ce qui soulagea ma douleur. Je pris l'immédiate décision de filer vers quelque endroit où je pourrais installer mon corps plus confortablement pour plonger dans le monde des dragons qui suscitait mon intérêt d'une manière bien plus brûlante encore, et j'étais déjà en train de soulever mon corps lorsque je fus arrêté par une nouvelle phrase du dragon, lancée comme en passant.

" Point n’est besoin de lâcher une affaire qui, comme je peux le constater, semble être d'importance. Tu peux séparer ton attention en deux parties. L'une d'elle restera avec ton corps physique et ses attributs énergétiques, et l'autre plongera dans ton dragon qui te fera parvenir à destination. Pour ce qu’il en est de sortir dans ton monde, alors que la voie lui est barrée par l’étroite petite porte de ton corps - il ne le peut pas. Mais en ce qui concerne ses agissements dans le monde des dragons, tu peux être tranquille, il sera à la hauteur. Et toi, d'ailleurs, tu dois apprendre à garder ton attention simultanément sur deux plans."

Il disparut en me laissant en tête à tête avec le frère qui observait avec inquiétude mon corps immobilisé dans une posture gauche et mon visage tout animé, submergé de ruisseaux de larmes.

Je suivis les recommandations du souverain des dragons - je restai à la cuisine en poursuivant mon travail, mais à présent j'essuyais mes larmes sans plus me gêner, il est vrai, et je me mouchais bruyamment. En même temps mon autre moitié revêtait la nature de dragon et s'expédiait dans l'autre monde.

Tel une immense montagne de granit, par endroits veinée de blanc, le seigneur des dragons me surplombait, bien qu'il fut couché, la tête posée sur une de ses pattes.

"Nous n'aimons pas les démons car quelle que soit la situation, ils ne peuvent y voir qu'une occasion de guerroyer, d'écraser quelqu'un. C'est pourquoi l'amitié entre un dragon et un démon est une chose pratiquement impossible. Depuis les origines de la création, nous n’avons connu que trois cas de relations proches et amicales avec eux, mais ces exemples-là ne nous ont guère plus convaincu de la possibilité de créer un lien valable, car tous se sont terminés lamentablement.

Il est plus facile et plus agréable d'avoir affaire aux hommes. Ils sont capables d'être des amis, ils aspirent à des loisirs et des plaisirs pacifiques et, en outre, ils sont traversés en permanence par l'énergie solaire, et elle nous plait également."

Il déplaça sa tête sur l'autre patte et poursuivit : " Ton parent et ennemi a lui aussi tenté de s'approprier un compagnon dragon. Son désir de te supprimer est si grand, qu'il est capable de courir n'importe quel risque pour te dépasser en force. De mon point de vue, il ne te déteste pas seulement en tant que rival d'un monde concurrent. Il est dévoré par une haine d'ordre personnel, c'est pourquoi il est prêt à tout - pourvu que tu sois supprimé. C'est même davantage que personnel, c'est une haine  établie par essence au plus profond de sa nature. Lorsqu'il s'est  présenté chez nous, ce caractère tellement exceptionnel a suscité mon intérêt - c'est pourquoi je l'ai autorisé à passer l'épreuve, mais à vrai dire je ne croyais pas à sa réussite.

 Il en résulta néanmoins qu'un voile tomba de mes yeux et un assez important secret te concernant se révéla.

Ton doyen t'a probablement expliqué que votre monde et celui des démons constituent les deux faces d'un même tout. Je vais compléter ta connaissance en ajoutant mon point de vue.

Représente-toi un énorme ballon gonflé d'air. Les hommes habitent du côté extérieur, en surface, et les démons vivent sur la paroi interne de la fine membrane. Vous foulez la même terre, pour ainsi dire, mais les êtres humains se trouvent du coté Yang, et les démons du coté Yin.  Il en découle l'impression que la nature s'est efforcée de remplir d'oppositions vos deux mondes. Et l'ultime opposition réside dans le fait que les hommes sont entourés d'une quantité à proprement parler écrasante de qualités Yang, alors qu'à l'intérieur - paradoxalement - ils sont constitués d'Eau, élément le plus Yin. Chez les démons tout se passe à l'inverse - en contrepoids à la dominante entièrement Yin de leur monde extérieur, on trouve à l'intérieur, venant s'y opposer, l'élément Feu.

J'espère que tu comprends de quoi je parle et que tu sais comment interagissent les éléments primaires?

Le monde des hommes et celui des démons sont en mauvais termes permanents justement du fait que chacun de vous recèle une parcelle de l'autre monde. Je pense que ton maître t'a entretenu de la structure du monde végétal - à savoir que les plantes vivent simultanément dans les deux mondes.

Hommes et démons sont les deux moitiés d'une même unité. Tout homme renferme une parcelle démoniaque et tout démon porte en lui quelque chose d'humain.

En somme vous êtes frères, mais vous n'éprouvez aucune estime pour vos qualités respectives. A votre mort, vous vous retrouvez, les uns et les autres, dans le monde des morts - et c'est le même pour tous, sans aucune distinction.

Lorsque l'heure de votre venue au monde advient, l'un de vous prend une direction et l'autre, la direction opposée. Tout cela dépend uniquement du besoin du Tao - s'il y a un vide à remplir dans telle partie plutôt que dans telle autre.

Et c'est précisément au moment où se détermine l'orientation de sa naissance que chacun - celui qui va apparaître dans le monde de la lumière, comme celui qui est destiné aux ténèbres - va acquérir les signes qui le distingueront de l'autre. Tout d'abord il y a la petite étincelle dérivée de la flamme du coeur du Tao : les humains vont la nommer "âme" et les démons - "trésor caché". Ensuite cette petite étincelle va lancer un appel pour s'attirer, depuis le pays des gardiens du Tao, un compagnon de route énergétique. Et c'est à ce moment-là que commencent à se mettre en place des distinctions inconciliables - dans le monde de la Lumière, l'esprit de l'animal qui va rejoindre l'Homme nourrit ses petits de son lait, alors que dans le monde des Ténèbres viendra l'esprit d'un animal qui pond des œufs et ne produit pas lui-même la nourriture de ses enfants.

Mais l'affaire se complique encore : assez souvent la particule issue du monde opposé, que chacun de vous cache au fond de soi, peut se révéler  extrêmement active, elle influence alors fortement le caractère et la façon de penser de la partie principale. Elle modifie le caractère de l'appel et le rend très indéterminé. Et ce genre de nature pourra alors se voir attribuer pour compagnon de route énergétique un insecte ou un oiseau.

Le destin et toutes les prescriptions qu'il impose se complexifient encore davantage lorsque la partie cachée, loin de se cacher, prévaut franchement sur toutes les manifestations de la nature en écrasant une partie initiale plus faible. Dans pareil cas, pour ce qu'il en est du démon, un singe peut alors lui échoir comme compagnon de route - chose absolument intolérable dans le monde des Ténèbres, tandis que l'homme, lui, va tout à coup se retrouver accompagné pour la vie d'on ne sait quel serpent ou crocodile.

Je t'expose tout cela à seule fin se souligner l'entrelacs infiniment complexe des signes et qualités qui résident en vous, pour t'aider à comprendre ton histoire.

Lorsque tu as traversé le labyrinthe des dragons, je t'ai dit que j'aurais aimé faire la connaissance de tes parents. Ils ont laissé une empreinte très intéressante dans ta nature et au niveau de ton destin. Mais elle ne suffisait pas à en éclairer les particularités.

Lorsque ce possédé fit son apparition chez nous, je sentis la présence des maillons qui me manquaient jusqu'alors pour me permettre de satisfaire ma curiosité - et je ne me suis pas trompé. C'est pourquoi je pense qu'il te serait bénéfique de connaitre un peu mieux l'histoire de ta famille. Tu es né d'une union nuptiale secrète entre un démon assez puissant et une  prêtresse du sanctuaire de Guanyin. Je n'ai pas trop envie de farfouiller dans les motifs qui ont poussé cette drôle de petite paire dans les bras l'un de l'autre. Ce qui nous importe, à toi et moi, c'est qu'au bout du compte l'opportunité t'aie été accordée de venir au monde.

Ton paternel avait concocté, chose naturelle chez les démons, une intrigue assez machiavélique afin de ravir à sa mère l'enfant né de cette union et de l'emporter dans son monde. Ce qu'il fit, naturellement, mais sans tenir compte d'un tout petit détail : dans les trois heures qui suivirent la naissance de son premier enfant, ta mère en avait mis au monde un second !

Très fier de sa propre inventivité, ton père ne soupçonnait même pas qu'il avait laissé filer l'autre moitié du trésor - imprévue certes, mais qui lui appartenait cependant de plein droit, en tous cas selon ses conceptions. Ce n'est qu'un an plus tard qu'il prit connaissance, par hasard, de ton existence -  vexé d'avoir agi avec une telle légèreté, il se précipita dans le monde de la Lumière afin de dégotter ce deuxième Pèlerin des Étoiles qui, d'après lui, était sa propriété de droit.

Après quoi, la vie de ta mère devint un cauchemar. Elle fut sans cesse contrainte de changer de lieu d'habitation, de dissimuler à la fois le petit et sa propre noble origine, et d'éviter de manifester le moindre signe de sa force magique. Elle espérait se terrer dans une masure exiguë au coeur du plus minuscule village qui soit, dans quelque petit coin de pays oublié des dieux pour pouvoir t'élever, t'entourer de son amour et te rendre heureux.

Mais les chiens démoniaques s'étaient lancés aux trousses de cette créature qui avait perdu la moitié du sens de sa vie avec la perte de son premier fils et n'était pas d'accord pour perdre la moitié qui lui restait.

Il fallut deux ans à ces limiers traqueurs, versés dans l'art de la course-poursuite et experts à démêler les ruses, pour rattraper la fugueuse et la réduire en charpie. Mais à leur folle déception, toute trace de l'enfant avait complètement disparu. Cette femme pourchassée, ta mère, avait mis en pratique tout l'art magique qui était à sa portée pour dissoudre la trace énergétique de ton passage en ce monde - elle te transforma en "personne", en un être qui n'avait plus souvenir de rien.

Les recherches, bien entendu, ne cessèrent pas pour autant et on t'aurait certainement retrouvé beaucoup plus tôt si tu n'étais pas tombé sous la tutelle protectrice d'un maître de magie des plus expérimentés qui  dominait parfaitement - et de surcroît dans toutes ses subtilités - l'art de la chasse dans les deux mondes.

C'est seulement lors de leur première visite au monastère que les soupçons des démons se sont mués en une certitude, confirmée plus tard par une des mères magiciennes qui se décida, au vu des circonstances, à s'extirper de sa tanière.

Ta valeur à leurs yeux réside en ceci : une fois qu'il t'aura supprimé ton frère obtiendra ta force et tes dons - il deviendra un double Pèlerin des étoiles. Un tel phénomène - des frères jumeaux héritant des facultés de "Pèlerin des étoiles" - est extrêmement rare. Et en pareil cas, ce don réclame une approche toute particulière - soit il convient de les élever ensemble, sans opérer aucune distinction entre eux, comme s'ils étaient une seule et unique entité ; soit alors dès leur petite enfance, l'un d'eux doit tuer l'autre et alors tout ce qui a été divisé en deux fusionnera pour ne plus former qu'un seul être. Dans les deux cas de figure, la puissance d'une telle fusion est colossale!

Sachant cela, les démons et ton frère cherchent à trouver une possibilité pour ce dernier de te supprimer de ses propres mains - en effet, pour ce qu'il en est de la première variante, le temps est révolu, c'est sans espoir.

Prépare-toi à ce qu'ils poursuivent leurs tentatives pour t'obtenir à tout prix. N'accorde foi à aucune promesse, même aux plus aguichantes. Leur unique objectif est de se procurer un double Pèlerin des étoiles. Se mesurer à tel monstre serait au-dessus des forces des dragons eux-mêmes... »

Pendant que je me rinçais sans succès les yeux à l'eau froide afin de les débarrasser de la brûlure, du picotement et du gonflement dûs à l’action irritante des huit petites grosses bien juteuses, ma deuxième moitié était suspendue quelque part là-bas, dans un monde intemporel, prostrée sous le coup du choc que je venais de recevoir en cadeau.