Quatre journées déjà se sont écoulées depuis l'assaut des démons, et notre monastère  ressemble toujours à un champ de ruines abandonnées. Un frêle ruisselet d'énergie vitale s'écoule à travers un immense marécage de fluides mortifères qui inonde tous les bâtiments, sans en ménager aucun, sans épargner le moindre recoin du labyrinthe des galeries vides.

Pendant des journées entières, avec les trois frères survivants, nous avons lessivé le monastère pour effacer les traces de destruction, éliminer les traînées de sang, de bave et d'une sorte d'écume qui souillaient non seulement le sol et les murs, mais aussi le moindre petit coin de plafond.

Le deuxième matin, le rituel funéraire une fois accompli, nous avons enterré les dépouilles de neuf de nos amis qui avaient péri, prisonniers de la lave démoniaque, dans différentes parties du monastère. Le chagrin et la tristesse faisaient peser leur lourd linceul sur tous nos efforts pour persister et progresser sur le chemin de la vie. Nous ne parlions presque pas, à peine échangions-nous de temps à autre quelques mots pour  coordonner nos lourdes mais indispensables tâches .

Le doyen reposait dans sa chambre, emmailloté de la tête aux pieds dans ses bandages et badigeonné d'onguents et de mixtures composées de plantes médicinales broyées. Son corps avait été très fortement éprouvé, mais son esprit n'avait pas plié. La première chose qu'il proclama en revenant à lui après deux nuits d'inconscience, c'est qu'il n'était nullement dans ses intentions de quitter ce monde avant d'avoir achevé tout ce qu'il avait à y accomplir. Physiquement, il était incroyablement faible, une forte fièvre l'habitait, mais il avait déjà concentré autour de lui un nuage d'énergie très dense favorisant les processus de guérison. En outre, deux assistants de confiance demeuraient en permanence à ses côtés et l'entouraient de leur attention et de leur sollicitude. Pikè se tenait assis à la tête de son lit et lui chuchotait quelque chose à l'oreille, en lui caressant la tête de temps à autre, et Chang-Chang se dressait au dessus de sa couche, installé sur un perchoir de ma fabrication - il poussait des cris inquiets et se mettait à battre des ailes dès que mon aide s'avérait nécessaire.

Puisque mon maître se trouvait en état de totale impuissance et que les frères supérieurs initiés à la guérison des traumas avaient péri, c'était à moi qu'incombait la tâche de mettre en pratique, dans le protocole des soins, toutes les connaissances  transmises par le doyen. Matin et soir je procédais au nettoyage des blessures de son visage et de son corps, je changeais les compresses de son oeil gauche que les démons, dans leur rage, avaient arraché  pour tenter de le priver de vue - quand nous avions transporté le maître dans sa chambre, il pendouillait sans vie sur sa joue. L'oeil droit avait un peu moins souffert mais un gigantesque oedème le maintenait clos, lui aussi. Sa cage thoracique et ses jambes n'étaient en guère meilleur état.

Dès la première fois qu'il reprit conscience, je proposai au doyen  d’effectuer le passage dans un autre corps, à la recherche duquel je pouvais me mettre, mais il refusa fermement. « Je n’ai plus besoin à présent de parcourir toutes les étapes de la vie depuis la naissance jusqu’à l’âge adulte, ce ne serait qu’une perte de temps inutile. Et quant à notre monastère, il ne réclame plus à ce jour ma protection. Il ne me reste qu’à te transmettre des graines "d'éveil" essentielles - elles pousseront ensuite dans ta nature et te conduiront d’elles mêmes à la connaissance des vérités de la vie.»

La fois suivante, au moment où il émergeait de l’inconscience, il prononça ces paroles : "Comme il est heureux que j’ai pu te munir à temps d’ailes pour les trois mondes! A présent, je vais pouvoir m’éloigner tranquillement pour rejoindre le Panthéon où m’attendent de sages maîtres et une connaissance plus avancée du Tao." 

Quant à moi, je ne parvenais à disposer d'un peu de temps libre qu'au coeur de la nuit, lorsqu'enfin je pouvais  laisser derrière moi toutes les obligations de la journée. J’activais alors mon corps énergétique, j’ouvrais le puits qui conduisait à mon dragon, j’aspirais sa force et je partais explorer les alentours énergétiques du monastère pour dénicher et exterminer toutes les présences démoniaques qui, venues du monde de l’Ombre, s’étaient infiltrées dans le nôtre. Depuis qu'ils m'avaient lâchement utilisés, avec un raffinement perfide, au cours de leur assaut, l'image des démons suscitait  jusque dans mes pensées les plus fugitives une soif de venger mon maître et mes frères innocents disparus. C‘est pourquoi, mes parties de chasse à leur recherche  étaient devenues une façon d’essayer de leur faire payer, ne serait-ce que dans une faible mesure, le mal causé et de leur rendre la pareille en semant à mon tour la peur et la douleur dans leurs âmes noires.  Mais en réalité, cette activité ne présentait aucun intérêt.

Les anéantir était en fait une tâche bien trop facile qui ne m’apportait guère de soulagement. La blessure infligée à mon amour-propre continuait à peser de tout son poids sur mon âme, aussi lourde qu'une pierre tombale.  Certes, il y avait les sensations du vol et la prise de possession du corps du dragon -  elles venaient apporter de la diversité dans ce sombre processus car elles se distinguaient complètement des impressions, devenues habituelles, qui m’envahissaient au cours de nos promenades avec Chang-Chang.

Au petit matin, je revenais dans mon corps physique qui m’attendait patiemment et je me nettoyais soigneusement pour éliminer les traces de ma guerre nocturne en effectuant une douche énergétique suivie du qigong de la «  Dissolution dans le Tao », après quoi je parvenais à faire un petit somme. Sans ce rituel vengeur, sans cette plongée dans la crasse et la haine, et sans le rituel de purification qui suivait et qui venait  soulager un peu ma douleur, je ne pouvais pas dormir.

A peine fermais-je les yeux que j'étais assailli par de multiples apparitions  -  des gueules de monstres ricanants...  de grouillants amas de corps abjects... les flèches du regard de la mère magicienne qui transperçaient ma nature ...

Au fur et à mesure de la disparition des traces de mort et d'effraction dans l'enceinte des bâtiments d'habitation, le choc qui avait ruiné notre mode de vie habituel et l'horrible frayeur que ces abominables présences avaient provoqué en envahissant le monastère cessèrent de faire surface dans nos mémoires - les préoccupations de la vie quotidienne étaient venues leur faire écran.

Puis vint le temps des moissons pour les paysans des campagnes avoisinantes et deux des frères allèrent leur prêter main-forte dans leurs travaux agricoles, en échange de quelques sacs de grain. Cette coutume avait été instaurée il y a bien longtemps par le doyen Dè et, du temps où le monastère abondait d'hommes forts et en pleine santé, elle s'effectuait presque sans qu'on s'en aperçoive.

Mais à présent, une absence d'une dizaine de jours de la moitié de nos habitants venait souligner encore plus vivement à quel point l'espace qui m'entourait était vide et fragilisé. Ce constat éveillait dans ma poitrine  ma douleur cachée, dans toute son acuité, et me poussait à me jeter dans n'importe quelle tâche avec le secret espoir d'y trouver consolation et oubli - au mieux, ou à défaut - un peu de soulagement.

Tous les matins, à l'heure où tantôt la rosée, tantôt la mouillure de l'ondée d'une nuit sereine enveloppait encore la végétation, je  descendais régulièrement dans la vallée pour y cueillir des plantes et des racines médicinales ou comestibles qui poussaient à profusion sur les versants des montagnes voisines. Dans mon for intérieur, se réveillait à nouveau ma nature de gamin aventurier, plein d'une attente enthousiaste : forcément la vie allait me faire le cadeau de quelque miracle! Dès que je m'éloignais du monastère, je me transformais pour devenir tantôt un très important général - et j'étais à la tête d'une armée de cent mille soldats ; tantôt un  enchanteur à l’esprit pénétrant - et je répandais autour de moi le bien et le bonheur ; tantôt enfin un audacieux chercheur de trésors - et je devenais capable de transpercer, avec mon regard intérieur, l’épaisseur de la terre, à la recherche des richesses dormant dans ses entrailles, qui pouraient rendre heureux tous les pauvres, les  déshérités et les sans logis de la planète.

A la mi-journée je revenais dans notre habitat monacal afin de prodiguer mes soins au doyen, je lui donnais à manger en même temps qu'au faucon et au petit singe, je changeais les pansements de ses plaies en voie de cicatrisation, mais toujours douloureuses, et je lui apportais mon aide énergétique. Après quoi, nous passions un certain temps à nous entretenir.

Le supérieur posait des questions sur les affaires et les problèmes du monastère, le mentor se préoccupait de me rappeler la nécessité d'accomplir divers exercices physiques et énergétiques, et le maître m'expliquait l'ordonnancement d'un monde injuste ; il me faisait part de quelques suggestions utiles pour me permettre aussi bien d'éviter les confrontations avec les arêtes tranchantes et les versants épineux des situations, que d’adoucir mes inévitables contacts avec elles. Il m'entretenait des nombreux niveaux du Tao, des transformations du mauvais en bon, et du bon en mauvais, de l'art de tisser les petites toiles d'araignée du destin, et de bien d'autres sujets encore, comme s'il se dépêchait de me transmettre quelque chose. A chaque fois, ce genre de conversation s’achevait seulement lorsqu'il finissait par se taire, à bout de forces, pour sombrer dans des rêves agités.

Je quittais alors tout doucement sa chambre pour me plonger d'abord dans les travaux urgents du monastère, puis dans les prières et la méditation au coeur du sanctuaire, et enfin dans un entraînement physique et énergétique d’une impitoyable dureté envers moi-même.   Une fois toutes mes forces épuisées, je restais allongé un certain temps dans la salle de méditation, me fondant avec le Ciel et la Terre, pour récupérer mes capacités physiques et explorer les profondeurs de mon corps, à la recherche de possibilités et de parties inconnues ou, le plus souvent, demeurées jusqu’alors cachées. Je me retrouvais ainsi plongé  dans des espaces de différentes couleurs, qui vivaient à des rythmes variés. Des images floues surgissaient pour se dissoudre dans d'autres visions, plus vastes.

C’est ainsi que je fis la rencontre d’un chamane qui vivait dans son monde, partageant le rythme de vie des languettes de flamme du feu de bois qui flamboyait devant lui. Une autre fois, je contemplai avec stupéfaction une énorme tête -  couronnée d’un chapeau pointu aux pans largement déployés de couleur jaune verdâtre, elle était là, en train de nager dans un espace énergétique. Et un jour je me heurtai à un géant tout noir et cornu que je l’appelai, allez savoir pourquoi, le destructeur. Il était pourvu d’énormes yeux rouge vif, d’une fine langue de serpent qui surgissait périodiquement d’une gueule de loup, et sur les flancs de son torse puissant dressé sur des jambes semblables à des colonnes pendouillaient des bras musclés qui se terminaient par des doigts griffus.

Je m’efforçais d’établir le contact avec chacun des personnages que j’avais déniché, d’en comprendre les particularités et les possibilités, et surtout de le relier avec les autres parties de ma nature. Lorsque mon processus d’autoconnaissance s’achevait, la plupart du temps les ténèbres régnaient déjà au dehors. Je me dépêchais alors de me rendre à la cuisine, d’y manger quelque chose sur le pouce, de porter leur repas au doyen et à Pikè, de faire la toilette du corps du supérieur dont l'état inflammatoire persistait, de changer ses bandages et de lui masser les parties maintenant libérées de leurs croûtes de sang coagulé. Une fois soulagé et détendu, il sombrait dans un sommeil réparateur en serrant contre sa poitrine Pikè au souffle léger, dispensateur de bien-être, et je retirai mon ami Chang-Chang de son perchoir. Nous sortions sur la terrasse, et je m'asseyais là, adossé au mur auprès de la porte du sanctuaire - je m'unissais avec les palais de jade du corps de Chang-Chang qui trépignait d'impatience, et nous prenions notre envol, remplis d'une extase ardemment désirée, ivres de liberté dans le bleu noir de l'abîme céleste... Au terme d'une chasse invariablement fructueuse couronnée d'un repas consistant,  notre poitrail fendait  avec délices, un temps encore, les flots serrés des courants aériens et la densité gorgée d'humidité des sombres montagnes de nuages... Nous accablions les environs de nos cris mélancoliques, assourdissants et prolongés, puis, sans nous obstiner plus longtemps dans la vaine attente d'un cri en réponse à nos appels, nous finissions par faire demi-tour vers le monastère impatient de nous voir revenir.

Vint la pleine lune de la saison des "fortes chaleurs" et le doyen put sortir sur la terrasse afin de revigorer son corps amaigri, matin et soir, aux rayons vivifiants du soleil. Dès lors, sa guérison avança beaucoup plus rapidement.

 Au bout de trois jours il avait déjà fait le tour de tous les bâtiments, procédé d’un oeil critique à l'examen de tous ses coins et recoins, émis ses remarques approbatrices ou critiques. Deux jours de plus, et le voilà déjà qui se déplace partout sans mon aide, qui prend part à la préparation du repas et qui assiste, le soir, à mon entraînement en l'approuvant d'une tape sur l’épaule!

Et lorsque j’expose, en les lui montrant, les nouvelles trouvailles que j'avais faites au sein de ma nature, il m'explique que pareille ouverture se produit seulement quand la force d'un dragon soutient notre nature. Il observa ensuite mon rituel du réveil du dragon qui faisait à présent partie de mes habitudes et débouchait comme toujours sur une chasse nocturne vengeresse.

Le lendemain matin, assis dans un  coin ensoleillé de la terrasse, il me déclara que je serais à même de pouvoir assimiler sous peu une technique extrêmement utile pour moi : " le Lotus du Tai-chi", puis il ajouta que ce ne serait pas une mauvaise idée d'aller me mirer dans l'eau.

Sans l'ombre d'une hésitation comme toujours, je me dirigeai vers le puits avec un seau pour en tirer de l'eau, je puisai pour le remplir à ras bord et, une fois assis dans une partie du couloir éclairée par la lumière du soleil, je jetai un oeil dedans.

Et là, quel ne fut pas le choc que je reçus en rencontrant la vision complètement innatendue d'un regard étranger : un parfait inconnu me dévisageait d'un air sévère depuis le seau! Je reculai, prêt à l'attaque, jusqu'à ce qu'une explication plus pacifique concernant la présence de cet homme aux pommettes saillantes et à la chevelure ébouriffée parvienne à naître dans mon esprit - et c'est ensuite seulement que je me mis à étudier ce visage inconnu, sympathique et sévère qui de toute évidence était le mien!

La raison pour laquelle le maître m'avait envoyé me mirer dans le seau m'apparut clairement. Une fois que ma conscience en avait pris acte, mes nouveaux traits, mes nouvelles particularités m'ouvraient la porte à des sensations nouvelles et modifiaient ma place dans le cours du temps qui,  imperceptiblement, s'écoulait dans le lit du fleuve qu'est ma vie.