Je fus assailli par l'ensemble des créatures en mesure de voler - elles m'encerclèrent d'un dense nuage noir et m'entraînèrent vers la foule hilare. Les autres démons se mirent alors à refluer, libérant la porte du sanctuaire, puis allèrent se disperser sur la terrasse en ne dégageant, tout au bord, qu'un étroit espace en demi-cercle. Les démons géants, avec la mère magicienne au centre de leur groupe, repoussèrent leurs rangs pour se rapprocher de l'emplacement libéré à leur intention.

Pour la première fois de ma vie - à l'instant même où je me retrouvai là, en plein milieu de l’énorme foule des démons qui serraient leurs rangs derrière mon dos, face à la mère magicienne qui me considérait d'un regard pensif - je ressentis le poids accablant d'une énergie hostile à tout mon être ; sa force, son degré de concentration, sa fureur empreinte de détachement, son impitoyable cruauté dépassaient toutes mes aptitudes à me défendre et à résister. Cette influence avait une  spécificité telle, qu'elle foulait aux pieds, purement et simplement, toute forme de fierté, toute tentative de s'opposer ou de sortir son nez d'une coquille de soumission résignée et d'avilissement forcé.

La sorcière continuait à me regarder en silence, tout en examinant ma nature profonde dans ses moindres détails, puis ce fut comme si elle déployait des ailes pour m'en envelopper - elle lança dans ma direction un faisceau d'énergie dense qui se chamarrait de toutes les couleurs de l'arc en ciel.

"Comme ça, tu seras plus tranquille - sans quoi tu ne parviens absolument pas à arrêter la valse des images. L'énergie inhabituelle et le tragique de la situation ont très fortement blessé ta nature. Tu n'es vraiment qu'un gamin, tu ne te connais pas et tu ne comprends pas le monde environnant. Jusqu'à présent tu as vécu sans te poser la question de savoir où tu posais les pieds à chacun de tes pas. Le destin t'a épargné les visions douloureuses - il t'a préparé pour quelque chose d'exceptionnel. Je ne peux pas voir, pour l'instant, les détails des situations à venir, mais je suis en mesure d’en ressentir la signification pour les deux mondes."

Elle se tut, promena un regard pensif sur les faciès féroces et hideux qui l'entouraient, attentifs, buvant de toutes leurs oreilles chacun de ses mots mystérieux. Puis elle se tourna à nouveau vers moi et poursuivit : "En cet instant, une croisée des chemins se présente dans ton destin - elle t'accorde le droit de choisir ta destinée future. Dans le premier cas de figure, celle-ci sera d'assez courte durée - tu périras de la main d'un de tes semblables, un Pèlerin des étoiles. Il est possible que ton maître, qui se trouve également être mon indigne fils, t'ait fait part de cette particularité de ta nature. Dans ce cas, il t'a probablement déjà précisé qu'elle ne peut être anéantie que par un autre Pèlerin. Et justement, nous en détenons un.

 

 

Dans la deuxième hypothèse, je te prendrai sous ma protection. Tu devras alors déménager dans un autre monde, dans un autre monastère aux conditions de vie toutes différentes. On te formera autrement, on s'occupera de toi autrement et tu pourras acquérir une autre Connaissance.

Tu peux réfléchir, faire ton choix - quoique, de mon point de vue, il s'impose avec une claire évidence."

Brusquement, une voix puissante, totalement inattendue, toute vibrante de tensions contenues, résonna par delà la muraille des démons attroupés - la voix de mon maître! 

" Mère magicienne, connaissant ta sagesse et ta clairvoyance, je te demande de ne pas faire de mal à ce petit garçon. Je te propose de prendre ma vie afin de détruire la prophétie suspendue au dessus de votre clan - quant à Lian, relâche-le. De cette manière il ne pourra jamais s'atteler à votre destruction - il deviendra un habitant tout à fait ordinaire, ou presque ordinaire, du monde de la Lumière, il fondera une famille et peut-être aura-t-il sa petite part de bonheur dans la vie. Hors de mon champ d'influence, il deviendra complètement inoffensif à votre égard, il n'aura plus aucune raison de vous détester ; en outre, il ne pourra jamais avoir en sa possession une arme susceptible de vous nuire. Quant à moi, je te livre entièrement et de plein gré mon destin, ma vie et toute mon expérience accumulée."

La foule qui nous entourait se mit à faire du tapage, puis s'écarta afin de libérer un étroit passage au doyen qui entra dans le cercle et s'agenouilla devant la mère- magicienne.

J'entendis d'abord mon maître, puis je le vis - et ce fut comme si je m'éveillais des sortilèges qui enchaînaient ma nature. Paralysie et  panique s’évanouirent, pour céder la place à ma concentration habituelle et à ma foi en un possible dénouement heureux à cette situation. Dès l'instant où le maître est à mes côtés, tout devient plus simple, plus compréhensible. Il ne serait pas venu là, se mettre comme ça à la merci d’ennemis sanguinaires, sans leur avoir auparavant mijoté quelque piège ingénieux. Je repris courage - ce qui se répercuta immédiatement sur l’état énergétique de mon nuage. Et je n'avais même pas eu le temps de réaliser ce qui se passait, que déjà la mère magicienne s’exclamait : « Ah! c’est comme ça! Tu n’es donc pas aussi inoffensif qu’on pouvait le penser avant l’arrivée de Min Shi. Heureusement que je te garde auprès de moi, sinon tu essayerais de faire des bêtises! ».

Elle se tourna vers le doyen et déclara : «  Ainsi donc Min Shi, tu as réussi à cultiver des sentiments empoisonnés au plus profond de la nature du bambin et à si bien les cacher que j’ai pas réussi à les discerner du premier coup d’oeil. Comme tu peux maintenant le comprendre,  nous ne pouvons plus le laisser en vie et en liberté, comme ça, à l'aveuglette, avec l'espoir qu'une circonstance quelconque plongera dans l'oubli certaines des choses que tu lui as inculquées. Nous ne pouvons pas non plus courir le risque de te laisser parmi les vivants - imaginer que tu abandonnes un jour tes efforts pour empoisonner notre vie, est tout à fait sans espoir. Vous mourrez tous deux, toi d’abord et ensuite le Pèlerin des étoiles empoisonné par tes soins. »

Et après un court silence, elle ajouta tout bas : " Mais pourtant, j'éprouve pour vous deux bien du regret et de la pitié." 

Elle se tourna ensuite vers les géants qui l’entouraient : «  Et maintenant que la situation s’est éclaircie et qu'un dénouement favorable se dessine  clairement, mettez en oeuvre le plan qui dès l'origine nous avait paru    vital. ».

En guise de salut respectueux, les démons inclinèrent leurs têtes en silence, puis quatre d’entre eux remplacèrent le voile qui m'entravait avec leurs propres énergies, libérant ainsi la mère magicienne de l’obligation de contrôler ma nature - alors, sans proférer un seul mot, elle se dirigea vers l’entrée de la galerie.

 Après la disparition de la sorcière dans les profondeurs obscures du couloir, ils gardèrent tous un silence chargé de vénération, mais peu après tout se remit en mouvement. Des ordres sonores retentirent, la foule désordonnée se métamorphosa brusquement en une armée rigoureusement organisée qui se pliait avec la rapidité de l'éclair aux ordres intimés par divers démons qui, visiblement, commandaient à des groupes déterminés de soldats. Des files de soldats se formèrent sur la terrasse, en rangs ordonnés - on se serait cru sur une place d'armes, à ceci près que si le regard de posait sur l'un d'entre eux, on ne pouvait que  frémir.

Au centre de la formation, un  emplacement libre de la taille d'un carré fit son apparition - on y fit rouler, depuis le couloir,  une étrange estrade au centre de laquelle se tenait une installation non moins étrange.

 On arracha le doyen de terre en le soulevant de chaque côté par les coudes, et on le porta vers ce dispositif. Là, on le fit s'agenouiller de nouveau et l'un des démons prit la parole : " Dan Min Shi, nous t'accordons l'honneur de mourir en tant que membre de la noble fratrie du vénérable clan Dan! Après ta mort, le clan oubliera tout ce que tu as pu lui infliger d'indigne et de nuisible. Et tu resteras inscrit dans notre histoire au nombre des fils du clan ayant sacrifié leur vie à sa prospérité et à l'enrichissement de sa Connaissance! Ton nom perdurera dans les annales de la famille!"

Il interrompit son discours car le doyen s'était relevé et redressé pour lui répondre d'une voix ferme : " Et tu crois vraiment, Dan Feng,  que le fait de rester présent pour toujours dans la mémoire de ceux que je déteste et à qui je ne pardonnerai jamais, constituerait un grand honneur pour moi! Il ne me sera certainement pas facile de sauver ma vie - mais au moins pour ce qui est de mourir,  j'en disposerai comme il me plaira!"

Sur ces mots, il projeta les bras en l'air et se mit à tournoyer de plus en plus rapidement au centre de l'emplacement resté libre, ce qui fit jaillir de longues lames à double tranchant au niveau de ses épaules, de ses coudes et de ses hanches. Cette technique porte le nom de "Trombe mortelle glaciale" et mon maître m'avait fait plus d'une fois la démonstration de sa variante d'entraînement, mais je n’arrivais pas à m'en représenter le spectacle ensorcelant pratiqué au cours d'un combat réel. Le doyen, tout en tourbillonnant sur lui-même, effectuait des passages successifs sur le pourtour d'un cercle restreint, tandis qu'autour de lui fusaient en tous sens des fontaines de sang démoniaque alternant par intermittence avec des pattes coupées qui tentaient d'agripper ses "plumes"  hérissées porteuses de mort.

Oublieux du reste du monde, plongé dans le ravissement, j'observais, les yeux écarquillés, la technique d’art martial exécutée par le maître. C’était un vrai plaisir que de contempler la légèreté apparente de ses mouvements, la grâce de son déplacement et sa manière de se mettre hors d'atteinte des attaques portées en retour!

J’aurais bien volontiers continué à me tenir là en badaud enthousiaste si, par on ne sait quel prodige, mon maître ne s’était retrouvé à mes côtés et ne m’avait distinctement chuchoté dans un sifflement : « Ça suffit de garder tes yeux fixés sur moi, tout ceci n‘est nullement un spectacle. Tâche plutôt d’atteindre au plus vite le sanctuaire et de t’y dérober aux regards. » Après quoi, presque comme par mégarde, il lacéra la panse de l’horrible monstre qui me retenait de son énergie, attrapa par le coude le bras de mon deuxième gardien, puis, s’accroupissant élégamment, tournoya dans les jambes du troisième et, tout en se glissant sous le geyser de sang qui jaillissait des jambes tranchées, il commença à s’éloigner en direction du sanctuaire sans cesser pour autant de semer de nouvelles traces sanglantes sur son passage.

Je me libérai sans trop d'effort des entraves énergétiques de l’adversaire désormais inoffensif, après quoi je m'envolai dans les airs et atteignis, sans que personne ne s’en aperçoive, la porte du sanctuaire que je pus franchir en dépit de la barrière énergétique toujours en mesure d' assurer sa fonction défensive.

Je me retrouvai dans une atmosphère de calme et c'est en voyant les dos des frères absorbés dans la transe de leurs prières que je me souvins  de mon propre corps abandonné aux bons soins du destin... il était certainement toujours là, le regard fixé, sans rime ni raison, sur quelque point lointain impossible à distinguer. Saisi d’inquiétude quant à son destin et tenaillé par une angoisse simultanée quant au sort du doyen, je me serrai contre la porte en scrutant du regard l’inextricable confusion de panique qui régnait sur la terrasse. Mon maître avait déjà accompli la moitié du chemin qui le séparait de la porte salvatrice, lorsque les démons, comprenant soudain les intentions de l’adversaire, se jetèrent en foule compacte sur ce moulin à lames porteur de mort. En s'empêtrant dans des monceaux de cadavres, les lames bloquèrent le doyen dans son déplacement - il parvint à s'en débarrasser sur le champ et à poursuivre sa course vers le sanctuaire, ce qui n'empêcha pourtant pas des dizaines de pattes de s'emparer solidement de lui et de l'arrêter dans son élan, pendant que d'autres pattes se mettaient à le frapper de divers sortilèges pour l’empêcher d'accomplir une sorcellerie quelconque.

En même temps, habités par une rage aveugle, ils déchiraient son corps, le frappaient aux endroits les plus vulnérables, essayaient de le réduire à un tas de viande impuissant. Il n’était plus qu’à dix mètres de la protection salvatrice - mais ces dix mètres, à présent, n’avaient  plus rien d'une distance : ils représentaient un abîme mortel. 

Une sorte de voile déroba le monde à ma vue, et sans plus penser à rien d'autre qu'au salut de mon  maître  -  le seul être au monde, l'unique personne qui me soit chère, mon précepteur le doyen - je m'élançai vers lui, au comble du désespoir, prêt à mourir à ses côtés. Je ne sais plus comment j'ai franchi l'espace qui nous séparait, je ne me souviens plus comment j'ai envoyé promener tous ces corps, ni comment je les ai réduit en mille morceaux, je ne voyais pas comment les troupes de démons s'éparpillaient, saisies de panique, en criant quelque chose, je ne faisais pas attention aux  odieuses créatures qui se tordaient dans les tourbillons des flammes.

Lorsque je revins à moi, j'étais debout, seul, au-dessus du corps estropié de mon maître. Mes ailes immenses étaient largement déployées  et protégeaient son corps immobile, et mes pattes griffues étaient largement écartées. Ma queue battait furieusement mes flans, excitant mon courroux et ma soif de combattre.

J'étais devenu dragon, je sentais comment la nature de Pèlerin des étoiles et la nature de Dragon s'étaient mutuellement intégrées, comment elles avaient indissolublement fusionné. Mes sentiments humains étaient venus se mêler à la bienveillance et à la puissance du dragon, donnant naissance à un nouvel entendement des lois du monde, des mondes, du hors -monde, du Tao.

Pressé de secourir mon maître, je me précipitai à ma recherche - il fallait en effet avoir des bras humains pour soulever, avec ménagement et sollicitude,  le petit corps qui reposait à présent dans une position peu naturelle. Et ce gamin présomptueux était toujours là, debout auprès de la baie de la fenêtre - visiblement, il continuait encore à se mesurer à lui-même, à des menaces imaginaires pesant sur le monastère et aux capacités limitées du corps humain. Ses yeux largement écarquillés continuaient à fixer, dans le lointain, l'éclaircie au dessus de la vallée montagneuse - ils s'ouvraient en toute confiance aux influences extérieures, ils avaient foi en la bonté et croyaient au "tout est bien qui finit bien" des contes de fées. Mais la dureté et la perfidie des lois de la vie avaient probablement eu le temps de lui infliger une certaine douleur car, au coin de ses yeux pris au piège de la magie, brillaient des larmes où s'étaient déposés toute sa souffrance et ses espoirs déçus.