Je suis en train de devenir fou... C’est possible...

Ou alors ça fait longtemps que je suis fou, et ce n’est que maintenant que je m’en aperçois.

Ou bien, peut-être qu'en fusionnant avec quelque nature étrangère, j'ai été contaminé par une maladie bizarre... Me voici  maintenant affalé dans ma chambre, entouré de visions délirantes, le corps brûlant.

Là-bas, quelque part, dans le monde réel, mon maître et les frères s’affairent autour de moi... ils essayent de m’aider à m’extraire d’un état lourd, collant...

Il me semble que je suis en train de m’embarquer sans échappatoire possible dans un chaos désordonné de couleurs, d’humeurs, d’impressions. J’ai perdu le compte des jours ; et souvent, je ne sais même plus si la nuit est déjà tombée ou si c’est une nouvelle journée qui commence. Mon existence ressemble en ce moment à l'état d'un nageur qui fait surface pour inspirer convulsivement un peu d'air et qui replonge sur le champ dans le monde enchanté des profondeurs marines. Lors de l'une de mes réapparitions dans le monde "normal", tandis que je promenais mon regard hébété de tous côtés -  ne réalisant qu'à grand peine où j'étais, ne reconnaissant aucune des personnes qui m'entouraient -  j'entendis mon maître annoncer que deux semaines s'étaient déjà écoulées depuis le jour où j'avais commencé mes voyages... ou plus exactement mes visites, courtes, mais néanmoins toujours parfaitement organisées, dans les univers de vie variés de différentes créatures.

Mon existence personnelle s'était évanouie - ensevelie sous des centaines d’autres aux formes vives. Après avoir appris à conserver le lien avec mon corps, je me suis entraîné à la technique du passage avec les arbres, les petits animaux et les oiseaux qui peuplaient les environs.

Une fois, je me suis même introduit dans la nature d’un lombric qui rampait sous une couche de feuilles de l’année précédente, dans la vallée. Mais après avoir nagé un certain temps dans un brouillard d’un blanc laiteux sans avoir rien trouvé qui puisse ressembler aux palais d'une nature quelconque, je me vis obligé de l’abandonner à sa morne existence.

Une autre fois, je découvris un petit renardeau qui avait perdu sa maman et qui s'était blotti tout terrorisé sous les racines d'un arbre tombé à terre. Je dus me lancer à la recherche énergétique de cette maman négligente et obliger ensuite le petit à traverser à la course, jusqu'à son terrier natal, un champ où des paysans semaient du seigle.

La confrontation à ce genre de problèmes supplémentaires est très importante pour mobiliser les liaisons avec sa nature d'adoption, m'expliqua le doyen - fort satisfait de la passion que je mettais à ces "désertions" vers d'autres corps.

 Aujourd'hui, pendant que j'étais à l'affût de quelqu'un ou de quelque chose d'intéressant aux alentours du monastère, il est venu interrompre mes recherches - il s'est laissé lourdement tomber à mes côtés sur le lit, en soufflant péniblement.

"A mon avis, tu as acquis une assez bonne expérience en matière de passage, et tu sais maintenant diriger les palais de jade de beaucoup d'autres natures. Ce savoir-faire peut te sauver la vie dans l'avenir, il te garantit le pouvoir de conserver ta nature profonde. 

L'unique éventualité qui pourrait à présent interrompre le périple de ta vie - le principal danger contre lequel tu dois te prémunir - serait l'anéantissement de ta conscience, dans cas où cela survenait avant que tu puisses t'en rendre compte. Ce genre d'accident peut par exemple arriver si la foudre te frappe et réduit ton cerveau en cendres. Ou encore - et là, il me regarde attentivement - si quelque démon embusqué jette sur ta conscience le voile épais d'un tissu de malédictions. Ou bien si tu es complètement saoul et que quelqu'un en profite pour te donner un bon coup de gourdin sur la tête...

En d'autres termes, tu dois craindre les moments de perte de conscience.

Comme tu l'as maintenant compris, pour repérer un lieu où ta nature puisse trouver asile, il est essentiel de disposer d'un certain laps temps et de bien préparer tes palais. Tâche de toujours diriger les situations qui se présentent à toi afin de pouvoir disposer de ce temps.

Et maintenant, allons-y. Ton ami t'attend, il doit se languir d'impatience."

Voyant ma stupéfaction, mon maître eut un petit rire, puis il se leva et m'entraîna à sa suite.

A notre notre entrée dans la cuisine, les frères préposés à la préparation du repas m'accueillirent avec des exclamations d'amitié et des tapes sur l'épaule. Je compris alors que j'avais été assez longtemps absent et qu’ils s'étaient inquiétés à mon sujet.

Dans l‘angle de la pièce, on avait suspendu une grande cage ; on pouvait y voir la gracieuse silhouette d’un bel oiseau - c’était le gerfaut. Il tourna la tête en direction du bruit de nos voix et poussa un cri rauque, comme pour nous souhaiter la bienvenue. Je m’approchai de plus près et je distinguai ses orbites vides de part et d'autre de sa tête fièrement dressée, son bec légèrement entr’ouvert, ses pattes puissantes dont les griffes enserraient une épaisse tige de bambou.

Ayant vraisemblablement senti la présence du doyen et la mienne, il essaya de nous toucher énergétiquement en étirant vers nous de minces fils d’attention. Je les caressai en effleurant tout doucement leurs extrémités et ils se rétractèrent brusquement dans le corps de l’oiseau qui poussa alors un nouveau cri.

«  Ton ami se porte bien et t’attend pour faire une bonne promenade, qui vous rafraîchira l’un et l’autre, - dit le frère cuisinier. Nous le sortons quelquefois au grand air et cela lui plaît, mais une promenade avec toi lui sera mille fois plus agréable. »

 Il fit claquer sa langue, le gerfaut se secoua et ouvrit son bec - le cuisinier y jeta un petit morceau de viande.

Le doyen prit l'oiseau avec précaution et le posa sur mon épaule gauche. Les pattes du  gerfaut  serrèrent simultanément ma veste et mon épaule et ses ailes se déployèrent légèrement.

" Il sent le caractère insolite de la situation" dit en souriant le doyen " et il espère que tu seras à la hauteur de ses attentes." Puis, en réponse à mon regard perplexe, il poursuivit :" Tu seras ses yeux et lui tes ailes."

Nous sommes ensuite sortis sur la terrasse. Un soleil printanier, pas très chaud mais bien vif, répandait de joyeux flots de lumière, blessant mes yeux qui avaient perdu l'habitude du pouvoir aveuglant des rayons.

Je les plissai involontairement et, tout en protégeant mes yeux clos avec mes paumes, je continuai d'emboîter le pas au doyen. Bien entendu au bout de quelques foulées je butai contre mon maître qui s'était arrêté, le regard perplexe et interrogateur, ce qui m'obligea à balbutier quelque chose d‘inarticulé.

« Écoute-moi bien attentivement, Lian, » commença solennellement le doyen, « tu as acquis la technique du passage. Tu as séjourné dans de multiples conditions d’existence énergétique, chez diverses natures. Tu as compris selon quels principes on peut interagir avec chacune d'entre elles, et comment on peut les influencer. Voici venu le moment de mettre à l’épreuve tes connaissances et tes forces.

Comme je te l’ai déjà dit, ce bel oiseau n’est pas arrivé par hasard dans ta vie. Et aujourd’hui - de deux choses l’une : soit il sera le chasseur et toi - sa proie ; soit vous allez devenir amis pour toujours. 

A la différence de tout autre oiseau, le faucon ne tient en estime que la force véritable, il perçoit très bien la moindre hésitation, la moindre manifestation de faiblesse. Il va te soumettre à une véritable épreuve. Si tu sens que tu as perdu, alors - sans gêne ni remords d’aucune sorte - abandonne-le et reviens dans ton corps qui t’attendra ici. Mais si c’est toi le vainqueur, alors vous rentrerez ensemble. »

Le doyen prit le faucon dans ses mains, lui murmurant à l’oreille quelque formule magique. A la suite de quoi l’oiseau se figea sur place comme pour rassembler ses forces... Son plumage se hérissa légèrement, son corps commença à se remplir rapidement d’une énergie dure et inflexible. Il me parut soudain incroyablement lointain et aussi distant qu’un étranger.

L’heure n’était plus du tout à la plaisanterie, je le réalisai soudain! L’affaire était devenue sérieuse... Je plongeai à mon tour à l‘intérieur de moi-même en cherchant des réserves de force, d’énergie et de détermination.

J’eus soudain l’impression de me préparer à un combat singulier dont l’issue pouvait être fatale à l’un des combattants. Du désespoir, de la fatigue et un sentiment d’impasse tragique se mêlèrent étrangement en moi à l'expérience - qui me parut vieille de mille siècles - d’un guerrier inflexible et cruel, et ce mélange commença à se cristalliser dans ma nature.

Cette sombre représentation émergea des profondeurs de mon être, elle envahit tout le cortège de mes autres pensées et sentiments, et glissa ensuite, concentrée et implacable, dans le champ énergétique de la nature du gerfaut. Un espace aveuglant, d'un jaune vif, m'accueillit dans son énergie active et sa chaleur brûlante. Sans accorder aucune attention aux éventuels inconforts ou aux beautés extérieures, je me dépêchai d'aller à la rencontre de ces palais étrangers, dont les murs et les tourelles étaient faits de lames scintillantes qui propageaient leurs éclats de toutes parts.

Un univers de combat, impitoyable et cruel, incroyablement concentré, s'empara de moi pour me dissoudre dans sa beauté incandescente. Des pulsations de vie se mirent à couler dans mes veines. Mon corps se réveilla et reprit vie dans l'attente d'un miracle qui, bien sûr, advint.

Une jubilation de triomphe explosa sa vague dense au plus profond de mon corps pour se précipiter ensuite au dehors dans un cri de fureur, rauque et assourdissant. Je déployai avec délices mes ailes, toutes engourdies par une longue immobilité, je balayai du regard les alentours et je battis des ailes. Le vieillard s'éloigna de moi en se couvrant le visage avec les mains, et le personnage qui était assis à ses côtés, en qui je reconnus quelque chose de familier, se figea dans une posture gauche, sans même ouvrir les yeux.

Je vois!!! Je vooois!!!!!!!

Le voile de ténèbres auparavant infranchissable s’était tout à coup déchiré en mille morceaux -  et ce qui me restait de fatigue et de sentiments de perte irrémédiable, s'engouffra avec ses débris dans les tréfonds de mon être pour y disparaître.

Mon sentiment habituel d’orgueil et de mépris pour tout ce qui m’entourait ressurgit, en même temps que me revenaient la force et la soif de vivre. Je parcourus du regard l'étendue céleste illimitée qui m’invitait à  pénétrer sa profondeur bleutée et avec un cri de triomphe, je plongeai dans son étreinte.