" Concentre-toi sur la zone qui se trouve derrière tes globes oculaires, puis déplace-toi dans ta tête, de plus en plus profondément vers l'intérieur. J'espère qu'à présent aucune difficulté nouvelle ne fera plus obstacle à la recherche de tes sensations. Déplace lentement ton attention à travers cette zone jusqu'à tant que tu te retrouves dans un espace éclairé ressemblant à une salle où tu pourras voir de nombreux ballons suspendus."

Mais comment faire pour trouver mes sensations alors que mes yeux, soumis à une forte pression, se sont mis à gonfler... alors qu'au niveau de mes tempes, des marteaux cognent sur les os de mon crâne comme sur des enclumes au rythme accéléré des battements de mon coeur?

 J'étais suspendu tête en bas, attaché par les chevilles à l'aide de courroies de cuir, au gros tronc d'un arbre ; et dans cette posture invraisemblable, je m'efforçais vainement de découvrir quelque perception remarquable dans une tête que la tension et la fatigue faisaient tinter!

La lune s'était levée depuis longtemps déjà et elle inondait à présent notre petit coin de terrasse d'une lumière bleu vif. J'étais déjà resté suspendu comme ça  en l'air par un pied, puis par l'autre, et aussi par les poignets, puis les aisselles. J'avais même passé un certain temps pendu par la taille, face vers le haut, et j'avais eu alors tout le temps de contempler à coeur joie les étoiles et la lune !

Je me demandais dans quelle autre position on allait bien pouvoir me suspendre encore et, en même temps, j'essayais de toutes mes forces d'accomplir le travail prescrit par mon maître.

 

Nous étions en train de travailler au renforcement et à la maîtrise des treize palais de jade qui se cachaient quelque part dans mon corps, en lieu sûr. L'apprentissage de leurs fonctions permet à l'homme de passer d'un corps à l'autre, d'un bond, en entraînant seulement avec lui leur carcasse énergétique. Il importait de prendre en compte très rigoureusement les recommandations de mon maître - je l'avais compris. Tout mon corps, toute mon attention étaient tendus pour accomplir ma tâche - mais comme l'avait dit mon maître, je n'avais pu jusqu'à présent trouver et activer que deux de ces zones. Mon travail aurait probablement avancé avec plus de succès si seulement, après l'apparition de la tête du dragon dans les flammes de la cheminée, j'avais pu confier à mon maître les impressions produites par ces visions persécutrices. Mais comme un fait exprès, pas la moindre minute de battement! Impossible d'énoncer ne serait-ce qu'une phrase afin d'attirer son attention sur mon sujet d'inquiétude.

Et lui... on aurait dit qu'il essayait de rattraper un temps perdu on ne sait quand : il me talonnait sans relâche avec force conseils impatients et des recommandations détaillées à m'en donner la nausée.

Le voilà à présent qui interrompt à nouveau mes réflexions : une interpellation, accompagnée d'une taloche - et mon corps doit se balancer encore plus fort!

« Mais enfin que t'arrive-t-il aujourd'hui!  La vague de ton attention a sauté par-dessus cette zone sans seulement ralentir son mouvement. Évidemment, ce secteur n'est pas grand, ce qui t'oblige à être encore plus attentif lors de tes déplacements à l'intérieur de ta tête. Ne t'inquiète pas, je vois bien que l'impatience te démange le bout de la langue et que tu meurs d'envie de me raconter quelque chose, mais nous ne pouvons vraiment pas nous arrêter pour l'instant : dans les deux heures à venir, une période très favorable à l'ouverture des palais de jade s'offre à nous. Ensuite, nous pourrons aborder tous les problèmes que tu veux, quelle qu'en soit la nature."

A la fin de cette tirade du doyen, on me pendit à nouveau, pieds et mains réunis, liés par un seul et même noeud, puis on me suspendit par les extrémités des pouces et des gros orteils. Et pour couronner le tout, on m'emmaillota tout entier, bras et jambes compris, comme un défunt avant sa mise en bière!

Je me trouvais dans cet état quand parvint à mes oreilles la phrase de mon maître annonçant que, pour ce jour-ci, la période favorable était révolue - le matin suivant, au lever du soleil, nous reprendrions nos travaux.

 

Je poussai un soupir de soulagement et me préparai à raconter au doyen ce qui m'était arrivé aujourd'hui, mais là, une nouvelle déception m'attendait.

"Tant que nous n'avons pas accompli notre tâche d'ouvrir et de ranimer tes palais - il t'est interdit de toucher terre. Tu vas devoir passer la nuit ici, dans cette confortable balançoire. Par la même occasion, tu disposeras de suffisamment de temps libre pour comptabiliser les palais que tu as déjà trouvés et expérimenter leur influence sur ta nature profonde. Je serai de retour à l'aube."

Faisant fi de ma stupéfaction et des questions qui gargouillaient dans ma gorge, il s'éloigna sans se presser en caressant Pikié suspendu à sa robe. J'accordais comme toujours une absolue confiance aux décisions de mon maître même si je n'en comprenais pas la raison. Je me dégageai donc sans plus tarder de la stupéfaction où m'avait plongé la perspective de passer une nuit au frais dans le balancement léger de mon berceau... que d'ailleurs on pouvait plutôt considérer comme un hamac! Voilà qui me permettait immédiatement de me sentir adulte... mon corps put aussitôt se mettre à chercher une position bien plus confortable!

En premier lieu, j'entrepris de chercher un moyen pour libérer mon ventre de tout liquide superflu - j'arrosai donc généreusement la terrasse en dessous de moi. Ensuite je me plongeai dans la perception des zones de mon corps où, selon mes calculs, devraient se trouver les palais de jade. Et il faut croire que peu après, bercé par le chant et le remue-ménage des oiseaux et autres petites bêtes nocturnes, je me suis assez rapidement endormi...

 

Je me réveillai : on était à nouveau en train de me suspendre, sans trop d'égards, la tête en bas, tandis que le doyen posait ses paumes sur mes tempes!

C'était encore le petit matin, lorsque le ciel commence seulement à prendre des reflets argentés à l'Orient et que par-ci, par-là sur la voûte céleste les étoiles retardataires achèvent de se consumer à la hâte.

"Maintenant que le Tao a soulevé le voile de la nuit, nous pouvons, sans que cela te nuise, libérer ta conscience des obstacles qui la bloquaient hier."

" Ça alors! Mais ce n'est pas seulement de la magie et du mauvais oeil! " s'exclama-t-il. "Quelqu'un a essayé, à plusieurs reprises, d'orienter ton attention et de pousser ton désir sur une certaine situation  arrangée d'avance. Cela me rappelle une bêtise que tu as fait il n'y a pas si longtemps." Et voyant ma gêne, mon maître ajouta, en éclatant de rire : " Mais oui, je me souviens très bien que tu veux me parler. Et maintenant, je sais de qui!"

Quelque chose crépita dans ma tête. Je clignai des yeux - ils étaient complètement envahis de sensations désagréables - et je restai comme ça, saisi par la torpeur. Dans ma vision intérieure, au beau milieu d'un espace ambiant d'un gris trouble, se mirent à émerger l’un après l’autre de gracieux petits palais comme illuminés par un rayonnement intérieur. Je planais au-dessus d'eux, je scrutais leurs contours, j'essayais de préciser leur emplacement et de saisir les signes distinctifs propres à chacun d‘eux.

Un état de contemplation mêlé d'enthousiasme me submergea. J'étais tombé dans un minuscule monde enchanté - je ressentais le joyeux glouglou de la vie, je pouvais voir les routes qui reliaient les palais entre eux, et les chariots attelés à des buffles qui avançaient sur ces routes, et des tas de petits bonshommes qui marchaient, parés de vêtements aux couleurs vives. Sur les bas-côtés des routes poussaient des plantes à l'allure étrange - elles ondulaient, pulsaient et se coloraient de diverses nuances de jaune, d'orange et de vermeil. Tour à tour, un palais, puis un autre commençait à gonfler, à prendre du volume... son portail s'ouvrait grand et il en jaillissait une vague de bonheur qui remplissait l'espace environnant.

Je commençai à ressentir le rythme qui rassemblait ces éruptions en une seule et unique fête, mon souffle se mit à l'unisson et je sentis que toutes les parties de mon être se fondaient, s'enracinaient en lui.

 

Comme il est magnifique de devenir part intégrante du bonheur!

Je viens de trouver ce que je cherche depuis si longtemps!

 La vie! C'est ainsi, exactement ainsi, que je veux la vivre!

 

De spectateur, j'étais moi-même devenu monde - le monde avec tous ses processus, sources de bonheur! Des sensations de métamorphoses, de déplacements me traversaient - elles me caressaient et me chatouillaient les entrailles, elles s'enfonçaient dans mes racines -  quelles racines?,  et se répandaient à travers mes branchages - mais quels branchages???

Rien ne pouvait déranger cette perpétuelle fête de Vie, sa jubilation, son expansion !!! J'éprouvais le rythme tranquille de la vie - il s'était accumulé à l'intérieur de moi, il avait soif de trouver une issue vers l'extérieur, de s'incarner dans toutes les parties de mon corps et j’allais les laisser aller à la rencontre de cette lumière, de cette chaleur qui m'enveloppaient...

Quand une tension soudaine, un pressentiment vinrent tout figer - il allait se passer quelque chose d'horrible... La jubilation colorée de la vie à l’intérieur de moi et au-dehors commença soudain à se ternir, à virer au gris, à se séparer de moi pour s'éloigner tout à fait. Le bonheur sans limites qui remplissait chaque petite parcelle de mon être se mit tout à coup à s’échapper comme à travers un récipient troué. La déception, le désespoir, les larmes, les cris, les supplications laissèrent pour toujours leur empreinte dans ma mémoire - vifs témoignages de l'injustice de la Création!

Dévasté, je revins à la conscience en la personne d’un gamin, emmailloté dans des chiffons, au chevet duquel se tenait un vieillard las ; les bras ballants de fatigue après un dur labeur, il me regardait dans les yeux avec tristesse.

A ma question muette - pourquoi suis-je ici?-  il répondit : « A présent tu sais ce qu'est le passage. Il n'est pas facile d'accepter la perte des sensations éprouvées dans ce corps que tu as découvert, mais tu dois aussi garder en mémoire la terreur et le désespoir du corps qui est en train de te perdre. »