Mon maître se tenait au-dessus de moi et me frottait très fort les oreilles, au point de les faire crisser. Je soulevai à grand peine des paupières incroyablement lourdes tout en essayant de réaliser où j’étais... comment m'étais-je retrouvé dans cette pièce étouffante?... et pourquoi le monde illimité des ténèbres s’était-il soudain rétréci aux dimensions d’une petite grotte?

« C’est la fin du voyage! En voilà assez de rester affalé sur les pierres froides en agitant les jambes. Allons-y. Dans ton lit, tu pourras mieux te reposer ».

Sur ces mots, mon maître m’aida à me redresser sur mes jambes encore toutes flageolantes.

Abasourdi, je promenai les yeux autour de moi... Je ne saisissais toujours pas le sens de ce qui venait d’être dit, mais le mot « lit » avait produit son effet magique : je concentrai sur le champ toute ma volonté et mes efforts pour tenter de garder l'équilibre, au prix d'une grande tension de tout le corps.

Le rouleau de mèches s’était considérablement raccourci : j'en déduisis donc que pas mal de temps s'était écoulé depuis que je m'étais affalé là, sur le sol pierreux tout froid, hors d’haleine après ma folle course dans un monde étranger.

Je me déplaçais lentement et avec difficulté sur mes jambes qui refusaient de m’obéir… mais nous prîmes tout de même le chemin du retour pour nous retrouver devant ma chambre - assez rapidement je crois, à moins que je ne me sois assoupi en route! 

 Sans autre forme de procès, je plongeai dans ma tanière chérie ; je m’enfouis la tête sous la couverture et tout en serrant dans mes bras la barre en bois de mon chevet de lit, je sombrai profondément dans les ténèbres d’un sommeil fébrile.

Après avoir passé toute la journée et la majeure partie de la nuit à dormir, je me réveillai reposé, vibrant d’énergie active et terriblement affamé. Comme à mon habitude en pareil cas, je me dirigeai à tâtons vers la cuisine : il était toujours possible de trouver là de quoi calmer la bête déchaînée qui me rongeait les entrailles. Je connaissais parfaitement le chemin pour avoir déjà accompli ce genre d'expédition  nocturne des dizaines de fois, j’effectuai donc ce périple presque sans m'en apercevoir. Je me dirigeai immédiatement vers la niche où l’on gardait habituellement les restes du repas du soir ; là, je tombai sur un grand chaudron contenant une portion substantielle de riz aux légumes et je me jetai dessus. Mon ventre noué par un spasme de faim glapit d’enthousiasme. Ma bouche se remplit de salive. Mes mâchoires se mirent au travail avec acharnement sans pour autant avoir le temps de mâcher quoi que ce soit - en effet les morceaux de nourriture sautaient l'étape de ma bouche comme si c’était une partie inutile du processus, pour s'en aller tomber droit dans mon estomac.

Mais un autre bruit, tout à fait inattendu, vint soudain s’ajouter à celui de ma mastication… comme si quelqu'un venait de jeter une serpillière mouillée sur le sol de la terrasse, du côté de la sortie de la cuisine. Cela me mit un peu aux aguets, mais sans plus - ma principale préoccupation étant de permettre au morceau qui était dans ma bouche de rattraper à tout prix les autres morceaux dans mon ventre afin de venir augmenter l'agréable sensation de poids qui déjà s'y installait.

Du reste, tout n'était que silence... quelque part dans les bois un oiseau de nuit poussa son cri auquel répondit la densité croissante du silence environnant. Je baissai la tête, prêt à continuer à me remplir la panse, mais d'un coup je me figeai : le bruit de la  serpillière qui tombe était en train de se répéter! Je me fis tout ouie et j'essayai d'entendre encore quelque chose qui puisse m'aider à éclaircir la cause de ces lourds bruits de chute.

Dehors, c'était l'obscurité. Aucune lueur lunaire ne parvenait par la baie de la porte, ni aucun scintillement d'étoile. Dans la cuisine il faisait encore plus sombre et on ne pouvait donc pas me distinguer sur le fond du mur, parmi les objets, dans le noir. J'essayai de me transformer, de me fondre dans les éléments de la cuisine, je m'arrêtai de respirer et m'immobilisai sur place lorsqu'à mon très grand dépit, j'entendis tout à coup mon ventre émettre un gargouillis de satisfaction suffisamment sonore pour faire savoir au monde endormi tout entier que j'étais là. Mais un son pareil se montre aussi très difficile à identifier, c'est pourquoi je me consolai à la pensée que personne ne pourrait faire de lien entre ces bruits incompréhensibles et ma présence. C'est à ce moment-là que mon ventre - comme s'il m'avait entendu et avait pris ma pensée pour une autorisation à reprendre sa chanson... peut-être même avait-il cru à un assentiment de ma part, bien mérité à son avis... - mon ventre donc se mit à couiner, à geindre et à gargouiller sur tous les tons. Il me semblait produire un bruit si assourdissant que même les moines endormis pouvaient sûrement apprécier sa maîtrise vocale! Et pour couronner le tableau, un tremblement vint s'y ajouter : il me parcourait le dos... du coup mes mains, également saisies de soubresauts, firent tomber à terre une des tasses à thé qui se brisa. Maudissant ma maladresse et ma stupidité, je réalisai qu'à mon réveil - ou plutôt à mon lever - faute d'être bien réveillé, j'avais oublié de revêtir ma veste chaude : voilà pourquoi j'étais à présent assis presque nu, en train de trembler dans l'air glacé de la cuisine qui, entre-temps, s'était bien refroidie.

Et dire que quelqu'un ou quelque chose se tient là, dehors, à côté de l'embrasure de la porte et scrute du regard l'intérieur cette cuisine où je me trouve.... Voilà qu'à présent une certitude intérieure me gagne avec force, grandit en moi : cette chose m'est hostile et me cherche!

Cette prise de conscience fit disparaître mes dernières miettes d'espoir de trouver une issue favorable à ce piège dans la cuisine ; un tremblement encore plus violent s'empara de mon corps et bien sûr, mes dents se mirent à claquer de peur...  c'était horripilant!

Je cherchai une issue à cette situation et me représentai comment je pourrais filer vers ma chambre en passant en coup de vent devant ce rien-du-tout qui me menaçait, et comment je me cacherais, tête sous la couverture. Puis je m'imaginai assis dans la cuisine jusqu'à l'aube, bleu de froid pour de vrai, lèvres et paupières givrées, avec des glaçons sous le nez. Après avoir balayé ces deux possibilités, en raison de leur issue imprévisible, je me représentai comment j'allais risquer une courageuse sortie de la cuisine pour affronter le danger en face.

Ma fébrile recherche d'une issue à la situation fut interrompue par un petit rire silencieux, accompagné des mots suivants, prononcés sur un ton de confidence : "Tu as peur. Je sens ta peur... elle remplit à ras bord tout l'espace de la tanière puante où tu t'es terré. Je t'entends trembler et je perçois la panique qui s'est emparé de tes pensées. Tu es encore plus faible que je le supposais et qu'on me l'avait annoncé! Dommage que je ne puisse te voir, mais tu me répugnes déjà!  Notre prochaine rencontre signera les derniers instants de ta vie et tu les traverseras -autant dire tu les trembleras- avec la même peur qu'aujourd'hui ".

Suivit une longue pause, puis à nouveau quelqu'un jeta à terre une serpillière mouillée.

Pendant ce laps de temps, j'avais pu, en tâtonnant sur la table, mettre la main sur un objet assez lourd... je pourrais le balancer sur le détenteur de cette voix narquoise, si jamais l'envie le prenait de fourrer son nez à l'intérieur.

Après avoir suffisamment digéré les mots lancés dans la cuisine qui continuaient  à vibrer dans mon amour-propre blessé, je me mis en marche vers la sortie, en me  poussant au derrière, comme un prisonnier qu'on mènerait au peloton d'exécution.

Dehors, l'aube grisonnait déjà et on pouvait distinguer les contours généraux des choses. En m'approchant de la porte, j'étais sur mes gardes et je jetai un regard acéré d'un côté puis de l'autre, mais je ne vis rien. Je rassemblai alors les dernières miettes de colère qui me restaient et je sortis dehors - je m'attendais à une agression, aussi m'efforçai-je de garder le contrôle sur tous les angles d'arrivée d'une attaque éventuelle.

Personne. Avec un immense soulagement intérieur, je promenai les yeux à la ronde, en tâchant d'adopter un air à la fois sûr de moi et indigné.

Et, imprimant exprès mes pas au sol à grand bruit, je parcourus la terrasse d' avant en arrière puis, avec une  lenteur ostensible, je  m'acheminai à travers la galerie vers ma chambre.

 Je ne songeais évidemment nullement à dormir, ni même à me reposer dans mon lit... Aussi m'habillai-je plus chaudement pour me rendre à la salle d'entraînement, dans l'espoir de pouvoir au moins m'y réchauffer un tout petit peu. Mais au bout du compte je changeai d'avis et, abandonnant ma conduite théâtrale, je me précipitai chez mon maître en emportant son bol à thé en pierre - je l'avais encore gardé à la main en guise d'arme, mais il m'était à présent inutile.