« D’où te viens donc cet air perdu aujourd’hui … Quelque renard loup-garou aurait-il bu ta force et ton envie de vivre ? » - c’est avec ces mots accompagnés d'un clin d'œil malicieux que je fus accueilli par le doyen. « On dirait que tu as étudié par toi-même la respiration par le nombril -  ce qui a dû, bien sûr, épuiser toutes tes forces… » Je n’étais pas du tout d’humeur à rire, aussi me contentai-je de m’incliner en saluant mon maître et restai-je là figé comme une statue sans oser le regarder dans les yeux. La pause s’étira à l‘infini, gonfla, prit du volume et le silence se mit à me remplir la tête d’un son de plus en plus strident. Je levai les yeux, prêt à m’engager dans l’explication de ma conduite irréfléchie. Le doyen se tenait debout, les yeux clos et les mains serrées contre l’oreille droite, composant ainsi le mudra  "Protection ruisselante ».

« Par le nom du grand Tao, je le jure, tu as largement dépassé toutes mes attentes et excédé toutes mes évaluations concernant tes capacités et ton imprudence ! » s’écria-t-il brusquement. Ses yeux s’ouvrirent tout grand - ils étincelaient d’une joie mêlée de perplexité. « Tu as pu pénétrer là où même les démons et les mages les plus puissants ne prennent pas le risque d’entrer.

C’est-à-dire dans le monde des dragons.

Il est impossible de franchir la barrière qui le sépare des autres mondes sans y être autorisé par le souverain des dragons.

Faute de quoi, même la technique que tu as utilisée ne t’aurait pas permis d’entrer là-bas. Du coup, je suis amené à penser que ta trouvaille de cette racine n’a pas été due au hasard ; elle a été provoquée intentionnellement - et seuls les seigneurs et maîtres de l’autre monde ont pu faire cela afin de pouvoir t’inviter chez eux lorsque tu serais prêt.

Partant de cette hypothèse on peut supposer que ce sont eux qui, sans que tu t’en doutes et pour te pousser de l’avant, t'ont fiché hier dans la tête l’époustouflante idée, tellement séduisante, d’utiliser ta racine comme guide.

Ce qui veut dire qu’ils nous observent ! »

Il se mit subitement à genoux et me salua en se prosternant front à terre. Je demeurai interdit, j’en perdis la parole… mais il faut croire que ça n’en valait pas la peine. Car sans m’accorder la plus petite attention, il bondit pour retomber sur le champ en prosternation successivement dans chacune des trois autres directions de l’univers.

« Par deux fois, j’ai répété la tentative de pénétrer dans le monde des dragons pour acquérir une parcelle de leur sagesse.

La première fois, j’étais encore, heureusement peut-on dire, un démon. Aussi, quand on retrouva mon corps mort, ma mère la magicienne put-elle me ramener à la vie.

Lorsque je me risquai dans ce voyage pour la deuxième fois, j’étais déjà doyen de ce monastère et je maîtrisais l’art du passage . C’est pourquoi, malgré la terrible douleur qu’éprouva mon corps lors de la perte de ses deux jambes - c’était le châtiment pour mon impertinente audace - je sus, sans presque rien perdre, passer dans un autre corps que j’avais choisi à l’avance en prévision d’une possible issue malheureuse de mon aventure. »

Le doyen hocha de la tête comme s’il s’étonnait encore de sa propre persévérance et poursuivit : « Je dois te dire que toute personne qui veut s’occuper de magie doit être dotée d’un protecteur magique qui accompagne son corps énergétique lors de ses voyages et surtout lors de ses combats.

Les gens vivant sur Terre peuvent détenir l’esprit d’un animal qui a jadis habité sur cette Terre, huit générations avant l’époque de la vie humaine. Les démons reçoivent leur animal à la naissance et c’est toujours un saurien.

Mais le rêve secret que nourrit tout mage des deux mondes - son plus cher espoir- c’est de recevoir pour compagnon de route un dragon.

Cela a déjà existé dans l’histoire des deux mondes et un magicien disposant d'un dragon est pratiquement invulnérable, quelle que soit la magie utilisée contre lui.

En outre les dragons sont, dit-on, les meilleurs télépathes et demeurent en contact permanent avec tous les autres dragons du même monde qu’eux.

Et en plus ils sont immortels. »

Chose à peine croyable, Il me semblait que le doyen ne parvenait pas du tout à calmer une excitation débordante. Je n'avais encore jamais vu pareil prodige : mon maître sautillait sur place d’une jambe sur l’autre, ses yeux tournaient en tous sens comme pour essayer de scruter chaque petit recoin afin d’y débusquer quelque dragon caché ! Et sur le plan énergétique, alors là !… il explosait d’un feu d’artifice de fils de diverses épaisseurs, aux couleurs variées, qui partaient dans toutes les directions autour de sa tête.

« Si tu te révélais être l’heureux mortel qui détiens un dragon pour compagnon de route, alors la majeure partie des dangers qui te guettent dans la vie seront impuissants à vaincre cette union.

A présent, je me consume tout bonnement  d’impatience : j’ai hâte de toucher ton dragon-amulette ».