Et trois journées encore s'écoulèrent, bien remplies par le travail journalier pour chacun des moines de notre monastère, comme à l'accoutumé. Malgré l’interdiction de courir à la source que m’avait fait le doyen Dè - afin d’éviter tout risque inutile et, selon ses propres mots, « afin de ne pas tenter le tigre en lui montrant un petit veau sans défense » ( c’est moi, le petit veau !) - mes journées étaient bien chargées en occupations diverses jusqu’à une heure tardive .

Celle d’aujourd’hui ne fera apparemment pas exception. J’ai déjà travaillé deux heures à nettoyer la bibliothèque; puis pendant presque aussi longtemps, j’ai joué à rivaliser avec Pikiè, le minuscule petit singe adoré de mon maître, à qui attrapera en plus grand nombre les noisettes que mon maître faisait rouler sur le plan incliné du chéneau du toit. Impossible de me vanter d’avoir gagné… Mais aujourd’hui, en tous cas, la différence était moins catastrophique que d’habitude !

Et maintenant, après avoir accompli (d’une manière tout à fait acceptable, d'après moi) l’enchaînement martial « la grue chasse une bande de singes », me voilà debout,en train de souffler comme un cachalot et d'essuyer la sueur qui perle abondamment de mon front. Pikiè écarquillait les yeux, visiblement très impressionné, mais mon maître laissa juste échapper un petit rire sans rien dire (et rien que ça, c’était loin d’être négligeable!). J’attendais à présent la suite  de nos exercices - assouplissements obligatoires ou explosions de force (et là, entre nous soit dit, je ne me débrouille pas mal du tout! ) -  mais le doyen me regardait d’un œil pensif et scrutateur ; il me prit par le coude et, m’attirant vers lui, se mit à parler.  Surpris par cette  tournure inattendue des évènements, je fus pris au dépourvu, aussi ses mots ne laissèrent-ils que peu de traces dans ma mémoire. Il s’agissait, je crois, de quelque chose au sujet des « flottillantes » et du fait que chacune d’elles représentait un monde à elle seule.

Je ne pus me concentrer sur ses paroles qu’une fois dissipé l’état de détachement mental  indispensable aux pratiques martiales et énergétiques, au moment où il prononçait les mots suivants :

  « …ser à quelque chose comme un mur très fin. Et elle est également semblable à une membrane susceptible de séparer des mondes, tout en leur permettant de rester en contact permanent. Regarde autour de toi : toutes les plantes - depuis ces énormes pins jusqu’aux minuscules tiges des toutes petites herbes sur le versant voisin - vivent constamment  dans deux mondes. Dans le nôtre, avec leurs troncs, leurs branches et leur feuillage, ils ramassent l’énergie pour la transporter ensuite  dans le monde des démons (rien qu’à ce mot, je me secouai pour de bon) où ils ont un autre tronc, d’autres branches et feuilles, complètement différents des premiers. Quant à l’énergie qu’ils accumulent là-bas, ils l’utilisent ensuite pour leur croissance ici, de telle sorte qu’il s’accomplit en permanence un échange énergétique entre les deux mondes. Ou encore, par exemple - la Lune : l’une de ses faces est constamment orientée vers nous, et l’autre est constamment présente dans le monde des forces obscures. De plus, les phases de ses transformations sont diamétralement opposées dans leur déroulement. En ce moment, par exemple, nous nous rapprochons de la pleine lune et de sa prochaine phase décroissante, tandis que là-bas commence déjà la nouvelle lune avec la naissance du premier croissant qui va suivre. D’ailleurs, quand ici c’est la nuit, là-bas c’est le jour. La naissance des nuages qui flottent au-dessus de nos têtes résulte de l’activité de geysers qui, dans l’autre monde, crachent de la matière en fusion et de l’eau. S’il y a plus d’eau dans ce qui est ainsi rejeté, nous voyons dans le ciel des nuages blancs, mais si c’est de la matière plus dense qui a été expulsée, alors les nuages s’épaississent au-dessus de notre monde. En généralisant la comparaison, cela peut faire penser à deux voisins qui se détestent mutuellement et qui se trouvent dans l’obligation de coexister dans deux pièces mitoyennes d’une même masure. Le mur qui les sépare est  fin, vétuste et criblé de trous. Chacun d’eux est habité d’un si fort désir de faire une crasse à l’autre, qu’il ne se passe pas le moindre instant sans que l’un ne jette dans la chambre de l’autre quelque chose de perturbant et de nuisible. Ensuite, cela contamine également tous les êtres vivants des deux mondes.

Tout les différencie : l’aspect extérieur, la façon de penser, le mode de vie ; c’est pourquoi ils éprouvent une extrême répulsion l’un pour l’autre, sans l’ombre d’un espoir de compromis possible.La chose se trouve aggravée par le fait que chaque âme dérobée à notre monde va pouvoir permettre à une femme de l’autre monde de donner naissance à un enfant ; et l’inverse est également valable, bien entendu. C’est pourquoi il se produit une permanente chasse aux âmes dans les deux mondes ; elle est encouragée par la possibilité théorique de supprimer tous les « chasseurs d’âme » d’un monde en ne se laissant pas voler de nouvelles âmes qui pourraient  engendrer des successeurs. Dans ce cas, un des mondes se trouverait dépeuplé et cesserait de représenter un danger pour les habitants du  monde opposé. »

J’étais totalement abasourdi devant cette vision nouvelle de l’état des choses qui s’ouvrait à moi… Je ressentis soudain, de manière aiguë, ma vulnérabilité devant cette multitude de chasseurs invisibles qui se cachaient dans différents endroits bien retirés et guettaient le moment favorable pour s’emparer de mon âme confiante. Sans même le vouloir, j’ouvris plus largement mon attention énergétique et je commençai à palper les versants montagneux autour de notre temple.

Mon maître interrompit ma prudente sortie hors du sanctuaire avec ces mots : « Pour le moment il ne faut pas le faire, et même si tu trouvais l’intrus, tu ne pourrais rien entreprendre car tu ne possèdes pas les techniques pour le combattre. Et pour un chasseur expérimenté, il suffit du plus léger contact pour pouvoir commencer à tracer ton portrait énergétique ; une fois qu’il l’aura fait, il pourra ensuite se permettre d'épuiser lentement ta protection. Je ne t’ai jamais rien raconté à ce propos, justement parce que tant que tu te trouvais dans l’ignorance la plus totale, rien ne te distinguait des autres. Mais comme les « attrapeurs »  de l’autre monde ont eu vent de quelque chose, ils ont eu des soupçons et se sont mis en chasse en nous prenant, toi et moi, pour cibles. C’est précisément cela que m’a raconté la lune de la nuit du Nouvel An ; lorsqu’elle est en phase de nouvelle lune dans notre monde, elle aspire dans son flux puissant l’information du monde de l’ombre pour la disséminer ensuite ici. La connaissance que tu détiens te rend de plus en plus distinct des autres, tu te conduis différemment d’eux, en « détenteur de connaissance ». Et les « attrapeurs » sentent cette différence, ils perçoivent la concentration de ton énergie, l’éveil de ta nature. Tu te mets alors à représenter pour eux un danger. Aussi déploient-ils des efforts accrus pour supprimer ce danger potentiel. »

Je mis sur le champ tous mes efforts en œuvre pour réintégrer dans mon corps les différentes parties du filet de recherche que j’avais lancé sur le versant montagneux, tout en interrogeant mon maître du regard.

« C’est bien, maintenant te voilà hors de danger. En outre, au moment de la pleine lune, notre monde l’emporte en termes de puissance d’interaction et de réserve d’énergie. Bien sûr, le monde des forces obscures obtient une compensation équivalente lorsque la pleine lune passe de leur côté.

C’est donc pour cette raison que nous disposons d’une semaine pour avancer au plus vite dans ton apprentissage et ta connaissance.

A présent, va te reposer, va dîner. Et après nous apprendrons la respiration par le nombril. »

En guise d’adieu et en m’efforçant de le faire le plus discrètement du monde pour passer inaperçu, je tirai la queue de Pikiè en train de cabrioler avec zèle dans la chevelure de mon maître. Puis, faisant mine de ne prêter aucune attention à son hurlement d’indignation, je filai dans ma chambre pour vérifier une idée qui s’était soudain emparée de moi.