26. Pourquoi moi?

On peut dire que nous avons à présent deux petits singes au monastère - du coup notre train de vie s'en trouve accéléré. Du matin au soir, ce ne sont que cris et rires incessants dans les couloirs sonores et on entend crépiter de toutes parts l'écho des petons nus des deux petits amis qui se poursuivent en courant. 

Leurs corps filent comme de rapides ouragans pour surgir à l'improviste de derrière un tournant, ce qui a déjà fait sursauter plus d'un  adulte absorbé dans ses soucis. Et tout ça, en dépit du fait que la maman de Mifeng - son nom est Siang Tseu - avait sévèrement chuchoté à l'espiègle gamine qui ne tenait pas en place une explication, comme quoi nos petits messieurs avaient besoin de silence et de calme, qu’ils étaient constamment en prière et que le monastère était un lieu sacré où résidaient en permanence des dieux sévères. Le silence ne durait que quelques instants, puis Pikè jouait quelque tour à sa façon ce qui déclenchait une explosion de vibratos hilares - les deux petits polissons feignaient alors l'embarras et la confusion, puis, vite oublieux de toutes les conventions du monde des adultes, ils s’élançaient à nouveau dans leur joyeux tourbillon.

Siang Tseu prit sur elle la tâche de préparer les repas, ce qui dégagea une paire de bras masculins pour effectuer d'autres besognes dans la plaine - comme la  cueillette des baies, des champignons et des herbes, et le ramassage du petit bois. 

La tiédeur climatique d'un été parvenu à son apogée s'était installée, et comme la saison allait déjà déclinant, la terre s'envelopperait bientôt d'un voile de fraîches brumes matinales. Les bois environnants regorgeaient de fruits mûrs et de plantes juteuses, c'est pourquoi nous nous dépêchions de faire le plus de provisions possible en vue de l'hiver, nous en remplissions nos entrepôts dévastés par l'assaut des démons, nous séchions au soleil des feuilles et des tiges odorantes, des racines potagères sucrées et des baies. 

Tout se passait comme à l'accoutumé - comme les années  précédentes - et en même temps tout était différent. Alors qu'auparavant, le rituel du soir réunissait une assemblée d'hommes aussi forts que bruyants qui se charriaient entre eux et qui coloraient le récit des nouvelles récoltées à l'extérieur en les agrémentant d'expressions savoureuses et de salves de rire - à présent, ce moment faisait plutôt penser à l'ambiance cérémonieuse de quelque famille respectable avec, à sa tête, quelque patriarche  rigoureux et sévère.  

Les frères traitaient Siang Tseu comme une soeur - ils lui parlaient avec douceur en s'efforçant d'éviter les thèmes qui auraient pu lui rappeler la tragédie qu'elle avait endurée. Et la gaîté de Mifeng, la joie de son enfance, venaient enrober le tout.

Les coeurs de ces hommes, qui étaient venus au monastère chercher refuge à une douleur que l'expérience de la vie leur avait infligée, et qui avaient conservé les cicatrices de leurs malheurs et chagrins, s'adoucissaient progressivement. De temps à autre, un des frères plongeait soudain dans le silence, partait en pensée quelque part très loin dans le passé et des larmes s'accumulaient dans ses yeux - et les autres, par délicatesse, faisaient mine de ne pas le remarquer. Je crois bien que c'est uniquement grâce à la sévérité marquée du doyen, grâce à la sagesse avec laquelle il conduisait le cours des conversations et régissait l'ambiance qui régnait à table, que nous parvenions à éviter des pleurs collectifs et à empêcher l'extériorisation et le déversement de souvenirs mélancoliques. Et sans doute est-ce simplement maintenant que chacun des frères évaluait à quel point ses propres blessures demeuraient fraîches et profondes, et qu'il pouvait  éprouver à la fois les pertes subies et la force du soutien prodigué par le doyen.

Autour de son corps de petite taille amaigri par la maladie, venait se condenser un nuage de plus en plus compact de bienveillance et de gratitude. Ne tenant aucun compte de l’évidente modification de l'atmosphère générale, il continuait à conduire la vie du monastère d'un rythme mesuré et d'une main de fer. 

Un jour, alors que j'étais en train de porter, avec l'aide d'un des frères, le tronc d'un petit arbre qui n'avait pas résisté à la pression du vent et de la pluie lors de la récente tempête, je sentis soudain glisser, le long de mon dos, le ruissellement d'un regard glacial. Je lançai un cri à l'intention du frère qui marchait devant moi pour lui signifier l’ordre de jeter notre charge. Il était accoutumé à nos bizarreries, au doyen et à moi, aussi fit-il ce que je lui demandais sans tergiverser.

Je me tournai du côté d'où était venu le signal énergétique et je distinguai dans le lointain la silhouette un homme qui cheminait vers nous sur la rive opposée du cours d'eau. Vêtu d'une pelisse en peaux de bêtes de couleur marron roux et chapeauté d'un étrange petit bonnet pointu, il était de toute évidence étranger à notre région. Il se rapprochait avec précaution et  alors qu'il était encore assez loin, il cria qu'il ne nous voulait aucun mal, qu'il désirait juste nous demander quelque chose.

Il faut dire qu'en dépit de la prudence de son déplacement, il se rapprochait assez vite et lorsqu'il fut suffisamment près, son visage révéla à nos regards bien plus de traits animaux que traits humains. 

 Je me tenais sur mes gardes, aussi avais-je déjà activé les niveaux énergétiques de ma nature, dragon compris, tout en demeurant dans l'attente de ruses éventuelles qui auraient pu masquer quelque attaque. L'inconnu s'arrêta à une distance d'environ vingt-trois de mes pas, ôta son bonnet et me salua en s'inclinant jusqu'à terre. Toujours sur nos gardes, nous répondîmes à son salut sans le lâcher des yeux. D'un geste vif et souple, il plongea la main droite derrière le pan de son manteau pour en extraire une espèce d’objet plat, de petite taille, dont l'usage nous échappait. Tout en s'agenouillant lentement et en nous transperçant en permanence du regard, l'étranger gardait l'objet au niveau de son front, puis soudain, brusquement - sans même le lever et sans aucune action préparatoire - il nous le lança dessus, à toute vitesse.

Je me raidis intérieurement et m'apprêtai à repousser cette attaque inattendue, mais la chose, qui se révéla être un mince disque irisé, toucha le sol à quatre pas devant nous, et après une glissade sur l'herbe, s'arrêta à mes pieds. Je lui administrai immédiatement une claque avec mes tentacules énergétiques afin de prévenir d'éventuelles transformations, ce qui provoqua de la part de l'inconnu un grognement    d'approbation. Je me penchai un peu pour observer avec attention les motifs sur le disque quand soudain ses lignes et ses couleurs entrèrent en mouvement pour reconstituer des traits mémorables, gravés à tout jamais dans ma mémoire - les traits du visage de la mère-magicienne. J’eus un mouvement de recul, comme devant la gueule grande ouverte de quelque énorme serpent, et je lui portai involontairement une violente frappe énergétique qui brisa le disque en mille morceaux.

L’étranger se tenait toujours agenouillé dans une complète immobilité, il inclina seulement la tête encore plus bas, jusqu’à cacher son visage. Sa posture respirait une grande foi dans la prédestination du futur et son comportement indiquait qu’il était prêt à accueillir dans la soumission toute décision du destin.

J’étais dans l’attente d’une réaction ou d’une explication de ce qui venait d’arriver, mais lui, il était quelque part très loin, totalement absent d’ici. Il s’écoula un certain laps temps, puis  je me calmai un peu, je fis quelques pas dans sa direction et je m’adressai à lui.

«  Que signifie cet envoi de votre protectrice? Qu’attends-tu de nous? »

Il releva lentement la tête comme s’il s’éveillait d’un songe et, tout en me  considérant d’un air triste, il prononça ces mots : « Je me prépare à mourir, mais auparavant je veux accomplir ma mission. On m’a envoyé te dire qu’on regrette sincèrement ce qui s’est passé ; on souhaite être  compris et on te demande de bien vouloir prêter ton attention à une demande de paix. Je n'espère pas pouvoir survivre bien longtemps dans votre monde au cours rapide, car je suis trop âgé, même pour mon monde natal. Un seul espoir me reste - accomplir ma tâche et mourir ensuite. Mon temps se volatilise à une vitesse qui ne me laisse aucune espérance de retour - c'est pourquoi, si tu veux bien accueillir ce que je t'ai dit dans la partie authentique de ta nature, je suis prêt à tout t'expliquer."

Toutes sortes d'idées et de pensées se mirent à faire des bonds dans ma tête.

"Viens, on va monter au monastère pour mener cette conversation à trois, avec le doyen."

L'inconnu secoua négativement la tête.

"J'ai trop surestimé mes capacités de résistance temporelle, et j'ai omis de présager que la réserve de temps qui m'était impartie par la nature touchait déjà sa fin: je ne dispose donc plus d’assez de temps pour un déplacement jusqu'au monastère, avec l'explication  subséquente. Prends ta décision au plus vite, faute de quoi tu en seras réduit à devoir dialoguer avec une espèce d’empaillé privé de parole."   

 Et moi, pendant qu'il parlait, j'étais déjà en train de tambouriner à la conscience du maître pour lui expliquer la situation - ce à quoi il me répondit  tranquillement  : " Lian, je sais avec qui tu parles. Il s'agit du membre le plus ancien du clan Dan, notre arrière- arrière- arrière -arrière grand'père. Je le croyais mort depuis bien longtemps, mais je vois que je me suis trompé. Il est en vie, bien que son temps se soit en vérité quasiment épuisé - il se maintient à présent en vie sur des réserves profondes qui peuvent se tarir d'un instant à l'autre. Ne perds pas de temps, aide-le à accomplir sa tâche. J'ai entendu dire que si un dragon enveloppait quelqu'un de ses ailes, le temps intérieur s'immobilisait et suspendait son cours. C'est pourquoi tu disposes, à ton choix, de deux possibilités : soit tu prends ton ancêtre dans l'étreinte de ton dragon et tu écoutes sa proposition, soit - une fois que tu l'as étreint - tu le conduis chez nous pour discuter du problème autour d'une tasse de thé. Dans le premier cas comme dans le second, tu ne pourras pas éviter ma présence, mais une fois de plus, tu as le choix entre ma présence énergétique ou physique."  

Il disparut en me laissant seul à seul avec l'ancien. Seul à seul - car, voyant le tour qu'avait pris la rencontre, le frère, tranquillisé, avait continué à traîner l'arbuste jusqu'à la scierie par ses propres moyens.

Sans plus tarder, j'ouvris les ailes du dragon pour en entourer nos corps. Le vieillard plissa les yeux en produisant presque un clappement de plaisir, se détendit de plus en plus, puis tout souriant, rouvrit enfin les yeux et dit  : " Je n'ai jamais osé rêver avoir un jour l'occasion de sentir autour de moi la force du dragon - non en tant que m'apportant la mort, mais en tant que m’octroyant la vie. Mon petit, je n'ignore pas qui tu es et j'ai connaissance de notre lien de parenté. Je suis tellement avancé en âge que les ambitions des jeunes de mon clan sont à mes yeux devenues étrangères et comme insignifiantes. Depuis d'innombrables années déjà, mes derniers jours s'étirent à l'écart des problèmes vitaux du clan et je ne rencontre que très rarement ses protectrices. Mais les évènements derniers, en remettant en cause la survie même du clan, ont secoué les fondements de la vie à un point tel, que la mère-magicienne m'a adressé une dernière requête et je n'ai pas le droit de refuser de l'accomplir."        

Il se tut un moment, comme pour me donner le temps de digérer ce que je venais d'entendre, d'en tirer l'essentiel et d'en fixer tous les détails.

" Le fin fond de l'affaire - c'est que le problème qui nous nous tombe dessus est si compliqué et si lourd que pour vous adresser notre appel au secours, nous sommes contraints, comme dit la mère-magicienne, d'utiliser nos reliques les plus précieuses. Et il semble que je sois une relique de ce genre.

Afin de faire fondre votre défiance, afin de vous convaincre de notre sincérité, il n'y a que deux émissaires que le clan puisse envoyer - moi ou la mère-magicienne. Puisque tu l'as déjà rencontrée - et pas dans les circonstances les plus favorables - le choix s'est automatiquement porté sur moi.

Une affreuse et imprévisible tragédie s'est produite - ton frère, dans sa détermination à t'attraper et à te surpasser en force de destruction, est descendu dans le monde des dragons et a passé l'initiation.  La mutation intérieure a touché les traits principaux de son caractère et a déformé sa nature. En lieu et place du gamin rempli d'espoirs et d'ambitions énormes qu'il avait été, il nous est revenu en tueur impitoyable : il a déchiqueté en ricanant et avec une jouissance visible la première personne rencontrée sur son chemin - et il s’est trouvé que c'était son propre père.

Ensuite, le sang des démons s'est mis à couler de façon presque ininterrompue. Il a entrepris de massacrer tout le monde, à une vitesse et avec une efficacité telles que même un groupe de divinités démoniaques, pourtant fort aguerries et expérimentées en matière de combat, s’est révélé impuissant à s'approcher de lui. Il avait déjà exterminé le tiers du clan et aurait persisté sur sa lancée, si notre protectrice n'avait réussi à mélanger au sang de l'une de ses victimes un puissant poison - mais celui-ci, loin de réussir à l'empoisonner, l'a seulement momentanément endormi. Ce temps fut néanmoins suffisant pour l'enfermer derrière un grillage magique qui limitait ses agissements sanguinaires.

A présent, le clan a sur les bras un sérieux problème - nous ne pouvons pas le tuer car il possède une sortie sur le monde des dragons ; mais il nous est tout autant impossible de le garder éternellement derrière les barreaux - en effet, tôt ou tard, lorsqu'il mourra dans le monde des démons, il pourra y réapparaître sous la figure d'un dragon vengeur. Et alors, non seulement notre clan, mais également tous les autres, se retrouveront au bord de l'extermination. Quant à le guérir - il n'existe aucun remède capable d'éliminer le poison des dragons pour nettoyer sa raison contaminée.

On peut dire que le Souverain des dragons nous a joué un très méchant tour - ce qui confirme une fois de plus son aversion pour les démons.

Nous ne disposons plus maintenant que d'une seule issue : celle de te demander de nous libérer de ce mauvais coup, même si, ce faisant - nous le savons - tu obtiendras la double puissance des Pèlerins des étoiles et tu deviendras invincible.

Mieux vaut avoir un ennemi sensé avec lequel il reste possible de trouver un accord, qu'un ami qui a perdu la raison et qui rit de bonheur en déchiquetant les corps de ses proches. Un tel comportement inspire aux démons eux-mêmes une peur superstitieuse et les plonge dans l'impuissance.

Par-dessus le marché, on lui a enseigné TOUS les arts martiaux possibles et, comble de malheur, il s'est révélé un élève particulièrement doué.

 C'est pourquoi je suis ici  pour te dire que tu peux prendre ma vie et, au cas où cela te paraîtrait trop peu, prends aussi la vie de n'importe quel démon - même celle de la mère-magicienne.

Nous sommes prêts à répondre à toutes tes exigences, à toutes tes propositions et à tous tes ordres - sans réflexion ni discussion."

Il se tut et reprit ses esprits en savourant avec un plaisir évident la puissante force de dragon qui coulait dans son antique corps.

Mon mentor et moi étions à ce point effarés par ce que nous venions d'entendre, que le silence se prolongea jusqu'au moment où le soleil se déroba à notre vue derrière le versant de la montagne voisine et où la fraîcheur du soir descendit sur le lieu de notre conversation.

 Enfin, malgré son apparence de nuage énergétique, le doyen se secoua et déclara que nous demandions la possibilité de repenser à tout ce que nous venions d'entendre et d'avoir un délai de réponse jusqu'au lendemain matin.

Je proposai à l'ancien de le raccompagner jusqu'aux frontières du clan, dans le monde de l'Ombre - ce qui les plongea, lui et le doyen, dans une profonde stupéfaction. Le grand-père accueillit ma proposition avec joie, en ajoutant qu'il avait à présent accumulé suffisamment de forces pour vivre encore un certain temps - au moins jusqu'à ce que cette situation sans issue dans la vie des démons trouve un dénouement. 

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