19. On n'échappe pas à ce qu'on est.

 

Je traînai au lit, sans forces, deux jours entiers, stagnant dans un demi-sommeil lourd dont j'étais périodiquement tiré par la visite tantôt d'un frère, tantôt d'un autre - ils m'apportaient à manger à tour de rôle et me rapportaient les nouvelles. Le doyen, pour sa part, était constamment pris par diverses occupations et, de plus, bien accaparé par ses nouvelles recherches en vue de dénicher un corps-refuge pour ma nature.

La petite fille, du nom de Tsiao Mifeng  - ce qui signifie "Petite Abeille" - avait guéri et la rumeur du miracle s'était propagée dans les environs. En effet, ma nature, en explosant, avait anéanti la malédiction des démons et du même coup éliminé la trace abjecte de leur tombe - et pour couronner le tout, elle avait fait fusionner ma nature avec le corps énergétique de Mifeng. Mon maître affirma qu'au vu de la situation qui s'était réalisée là bas, j'aurai dû rester partie intégrante de la nature de "Petite Abeille" jusqu'à la fin de ses jours, peut-être même sans conserver aucun souvenir de ma propre existence. Heureusement, le doyen ne se trouvait  pas trop loin de moi - dès qu'il s'était aperçu que j'étais en train de me dissoudre, de me fondre au coeur de la nature de Mifeng, il s'était jeté à mon secours et avait pu, au dernier moment, dissocier ce qui était à moi de ce qui se rapportait à la petite gamine. Néanmoins, me précisa-t-il ensuite, il ne lui avait pas été possible d'extraire toutes les parties qui m'appartenaient - certains détails avaient déjà été assimilés et avaient disparu sans laisser de trace. Mon maître me félicita en riant : à présent, Mifeng et moi étions parents pour de vrai - comme frère et soeur!

 

Mais moi, présentement, je n'ai pas du tout envie de rire - je suis pris d'une terrible faiblesse, je n'ai envie de rien... Si ce n'est, éventuellement, que d'une seule  chose - sentir une fois encore la douceur et l'attention maternelles m'envelopper, me bercer et me remplir de la certitude que quelqu'un a besoin de moi, que quelqu'un m'aime... Quoi qu'il en soit, au cours de mon troisième jour de nostalgie et de vains appels à la justice du Tao, le doyen vint me trouver et, sans plus de cérémonies, m'ordonna de m'habiller et de le suivre dans la salle de méditation afin que nous continuions à résoudre la question fondamentale. En écho à mon regard interrogateur, il produisit une réponse stimulante pour mon corps épuisé qui s'abandonnait à  paresser.

" Non, Lian, nous n'allons pas nous mettre à analyser quelle est la part qui subsiste en toi du jeune adolescent et quelle est celle que tu tiens à présent en héritage de la petite fille! Nous n'allons pas non plus discuter du problème éthique que pose l'existence d'une deuxième mère, et ni effleurer  la question de l'oubli dans lequel tu as laissé sombrer ton ami Chacha - il est très inquiet et ne laisse personne l'approcher, tant il se sent abandonné!".

Lorsque nous fûmes à nouveau dans la salle, assis face à face, il m'expliqua sèchement les raisons qui nous appelaient à cette aventure de toute urgence : il pressentait une attaque imminente, rapide et décisive - en effet, l’affaire avait mûri dans le monde des démons. Et puisque je m'étais, hélas, défait du refuge que m'avait offert le destin, il nous faudra faire avec ce qui nous reste sous la main. En d'autres termes, le doyen allait passer pour un temps dans le corps de Pikè afin qu'en cas de nécessité, je puisse revenir dans le corps qu'il avait libéré.

" Et cette fois-ci, j'espère que tu vas quand même essayer d'éviter toute explosion interne, puisqu'il paraît que tu es passé maître en la matière" ajouta-t-il." Sinon, il pourrait en résulter une bien vilaine histoire - au cas où tu te dissoudrais en moi,  je me verrais contraint soit de demeurer pour toujours caché dans le corps de Pikè, soit de passer le restant de mes jours à partager avec un gamin mon propre corps décrépit."

J’accomplis ma préparation énergétique et me concentrai sur l'objectif expliqué par mon maître, puis je posai sur mes genoux la racine-dragon en la réunissant avec mon centre du bas et me mis en route pour mon expédition.

A la différence de la fois dernière, je me gardai de fusionner avec l'information de l'arbre vers lequel je me dirigeai de nouveau, au contraire je préservai ma propre énergie bien condensée, en utilisant mon talisman comme une étoile qui me guidait.

De cette façon je pus maîtriser assez vite les spectres du passage et je me retrouvai une fois de plus auprès du tronc de l'arbre gigantesque qui traînait sur la surface molle de la terre, soumise aux convulsions périodiques des vagues qui déferlaient.

 J’avais en mémoire le conseil du doyen, je préparai donc immédiatement une voie de retraite et je fixai un crochet énergétique sur mon lieu d'arrivée. A partir de maintenant, rien qu'en l'effleurant, je me retrouverais sur le champ dans le corps du doyen. Aussi reculai-je, par prudence... Puis je me retournai et, tout en déroulant à ma suite "le Sentier du Salut", je partis en toute hâte à la rencontre de l'inconnu. Je me souvins de son conseil suivant et je me mis à dégager un agrégat d'énergie aussi dur qu'un "Marteau de destruction" pour me tenir prêt à une éventuelle rencontre désagréable avec ces monstres remplis de haine à mon égard qui m'avaient tant terrorisé la fois précédente.

Je crois n'avoir rien oublié au seuil des épreuves à venir... Et à présent, que convient-il de faire? Ah oui! Maintenant, je dois renforcer au maximum  l'énergie à la surface de mon corps énergétique, rassembler d'un seul tenant toutes ses réserves, garder dans mon attention mon intégrité... et en route!

Afin de pouvoir définir dans quelle direction me déplacer, je lançai un cri d'appel à la manière des dragons - se propageant en cercles concentriques - dans le but d’attirer l'attention de l'un d'entre eux sur moi. Et la réponse reçue allait me donner l'impulsion - elle déterminerait de quel côté je devrais me diriger.

C‘est sûr, je suis inquiet. J’essaye de suivre scrupuleusement toutes les recommandations du doyen et en même temps, je me sens désespérément résolu d’aller jusqu’au bout, quoiqu’il puisse m’en coûter.

Mais, premier imprévu, en écho à mon appel, il me parvint une multitude de réponses, provenant de plusieurs directions différentes!  Laquelle choisir? A quel  dragon accorder le pouvoir d'infléchir ma destinée?

Pendant que je retournais ces pensées, un nouvel appel arriva à mes oreilles - sa force et sa rudesse dépassait largement les précédents. Voilà qui coupait court à mes doutes et déterminait le chemin à prendre!

Un ciel jaune vert chatoyait d'un arc-en-ciel de nuances diverses. Des traînées bleues ou violettes faisaient de sporadiques apparitions, puis s'égaillaient en tous sens. Le monde environnant était animé d'un mouvement perpétuel et pour ne pas perdre la direction d'où était venu le dernier appel, j'inspectai du regard les alentours, à la recherche d'un repère stable.

Deux points d'appui de ce genre paraissaient exister. Le premier d'entre eux était un tronc qui traînait - évidemment, il se déplaçait  de temps à autre sous l'influence des vagues de terre qui déferlaient, mais c’était assez négligeable - et je pris pour second repère d'étranges ruines qui se dessinaient au loin. Je vais toujours les garder derrière moi et à ma droite, décidai-je. Et sans plus m‘attarder, je me mis en route.

Il est difficile d’évaluer le temps s'était écoulé, mais je remarquai soudain que le ciel avait changé de couleur - il s'était enrichi de nuances violet pourpre et des trombes semblables à d’immenses trompes tourbillonnantes étaient venues prendre la relève des lames colorées... elles dévalaient d'en haut par intermittences pour pénétrer la terre et le sol se ballonnait alors de petits tertres. Les ruines s'étaient depuis longtemps effacées de mon champ visuel, mais je ne m'en inquiétais pas, car je sentais que je me rapprochais d'une puissante source d'énergie - et c'était précisément là mon objectif.

Peu après, surgit  devant moi une rangée de montagnes assez basses - mystérieuse silhouette se détachant sur un fond de lueurs boréales et de trombes.  Sur le côté, au loin, une ombre noire semblable à une chauve-souris défila à toute allure, puis elle disparut en plongeant vers une des trompes qui dévalaient du ciel.

Mes yeux se mirent à parcourir les alentours avec l'espoir d'apercevoir encore un des dragons, mais à la place, mon regard tomba sur un point noir dont la taille croissait à toute allure - il finit par prendre l’apparence d’un rhinocéros en tous points semblable à celui auquel je m'étais confronté lors de ma première sortie. Ce gros plein de soupe fonçait sur moi, en faisant trembler la terre sous le poids de sa course et en balançant la tête avec fureur.

Cette fois-ci j'étais mieux préparé pour affronter une telle rencontre, mais néanmoins, lorsque je sentis sa fureur  aveugle, un sentiment de panique bien connu s'empara de moi, analogue à celui qui m'avait submergé la première fois. Je ne m'étais toujours pas habitué à ces manifestations impitoyables, stupides et cruelles qui écrasent et cassent tout sur leur passage. Mais il n’y avait guère d'endroit où battre en retraite et, de toute façon, je savais qu'il n'y avait pas moyen d'éviter ce genre de rencontre - c'est pourquoi il fallait bien commencer à faire front et apprendre à résister!

Je me déportais sur le côté, afin d'éviter la collision avec l'animal qui passa en trombe, assez loin, avant de comprendre qu'il avait loupé sa cible. Il fit un demi-tour assez serré, pour se jeter à nouveau sur moi.

J'attendais son approche - j'avais préparé le "Marteau qui terrasse" - lorsque, du coin de l'oeil je vis soudain que la ligne de montagnes la plus proche de moi avait changé de place - elle s'était décollée de terre et semblait jaillir vers le ciel. J'en oubliai presque la créature qui chargeait vers moi, je regardai, abasourdi, le prodige qui s'accomplissait sous mes yeux - ce que j'avais pris pour un massif montagneux se révélait être le corps d'un énorme dragon d'un noir argenté, qui relevait à présent la tête pour cracher ces mots à la face de la créature qui chargeait : " Ne touche pas à lui - c'est mon invité."

Voilà qui modifia sur le champ le comportement du rhinocéros! Sans presque ralentir le rythme de sa course, il changea de direction pour filer à toute allure en passant tout près de moi. Sa rage avait disparu et cédé la place à de l'indifférence - sans plus me prêter aucune attention, il dégagea le terrain à la hâte. Le dragon me considéra longuement du regard, puis articula :" Voilà qu'à nouveau, nous nous rencontrons.".

Moi, je commençai à me torturer l'esprit, complètement décontenancé, en faisant défiler dans ma mémoire tous les êtres de ma connaissance, mais nulle trace de dragon parmi eux. Mais lui ne fit qu’aggraver encore plus mon désarroi en  poursuivant : "Seulement la dernière fois, c'est moi qui suis allé te voir, et maintenant, c'est toi qui est là."

 « Après ta visite à notre monde sous les apparences d’un arbre sacré, je suis allé jeter un coup d‘oeil sur toi. Ta façon de te comporter et de transformer l’énergie avaient été assez intéressantes, et "sidj" m’en avait parlé. » Il hocha la tête en direction du rhinocéros qui venait de détaler, pour que je comprenne de qui il parlait. « Viens, approche-toi, que je puisse mieux faire ta connaissance. » Le dragon m’indiqua des yeux la place qu’il avait choisie en vue de cette procédure.

Un conseil que le doyen m’avait souvent répété me revint à l’esprit : dans un moment aussi décisif, il était tout à fait indiqué de renforcer le « Chemin du salut » et de vérifier sa liaison avec le crochet. Tout en me déplaçant pour prendre la place qui m’avait été indiquée, je parcourus en pensée la trace que j’avais laissée sur la terre des dragons, qui continuait à faire rouler des vagues de force et à rivaliser avec le ciel à qui arriverait en premier - les vagues terrestres ou les trompes tourbillonnantes?

Le dragon avait dû comprendre la raison de ma concentration, il eut un sourire malicieux et dit: « Il faut souligner que tu as eu de la chance avec ton maître. En matière de relations avec nous, son expérience a été complètement différente et il généreusement partagé avec toi, à ce que je vois, ses peurs et sa souffrance. D’ailleurs il m’a même assez plu la dernière fois, il est doté d’une vive intelligence et d’un inébranlable désir de transformation. »

Je me mis debout devant lui et j’étirai ma tête vers le haut, afin de voir ses yeux. Tel une falaise sur le point de se décrocher d'un mont escarpé, le géant me surplombait de toute sa hauteur. Il pencha la tête vers moi et ouvrit une gueule gigantesque, parsemée d’énormes dents au milieu desquelles roulait en serpentant une langue bifide.

Je m’étais préparé à ce qui allait arriver à présent.

Le doyen m’avait fait une description haute en couleur de ce qu’il avait vu et ressenti. De la gueule qui s’agitait, des flots d’une vapeur dense et jaunâtre se répandirent, leur emprise glacée me saisit en m‘infligeant des points douloureux et ils se mirent à me pénétrer de plus en plus profondément, en dépit de mon activation défensive maximale. Je baissai la tête et observai ce qui se produisait à l’intérieur de moi, captivé.

A mesure de l’avancée de la vague de vapeur, d’étranges constructions se profilaient dans les parties de mon corps à travers lesquelles elle s’était infiltrée. La majeure partie d’entre elles était de couleur gris argenté, les autres étaient bleu ciel, et un autre groupe encore, tout au fond, avait pris une coloration bleu violet.

Le dragon observait attentivement ce qui se passait, tout en hochant légèrement de la tête et en clignant des yeux. Lorsque le ballon de vapeur eut traversé toutes les parties de mon corps et disparu au coeur de mon être, je ressemblais à un bloc de glace transparent qui miroitait de toutes les couleurs de l’arc en ciel dans les rayons du soleil.

La ressemblance était encore plus grande du fait que mon corps s’était totalement immobilisé ; devenu insensible, il m’était complètement étranger.

La pause s’étirait indéfiniment, le temps lui-même s’était  sûrement transformé en glace lui aussi... il restait là, en suspens dans l’espace, aussi impuissant qu’un alignement de glaçons. Seule, une partie de la création avait conservé la capacité de se mouvoir - c’était le dragon... il se pencha encore plus bas, effleura d'un naseau le glaçon qui se dressait devant lui et m’inspira bruyamment en lui.

Je fus envahi de ténèbres impénétrables et me mis à foncer - ou chuter?- à folle allure  vers une destination inconnue. Mon corps insensible allait de culbute en culbute, heurtait quelque chose et poursuivait à nouveau sa chute... Puis il s’écrasa sur une surface élastique, mais rebondit immédiatement et poursuivit son mouvement chaotique, à n'en plus finir...

Lorsque j’eus complètement perdu le compte de mes culbutes et soubresauts, tout s’arrêta soudain. Mon corps tout entier continuait à vrombir et tressauter, mais je retrouvais enfin avec joie mes sensations. Je reposais sur une surface chaude et mœlleuse dans la pénombre d’une salle immense. D’énormes stalactites descendaient du plafond et, au sol, des glaçons identiques hérissaient leurs cônes. Où me trouvais-je? Par quel prodige mon corps s’était-il transporté dans cette salle étrange, qui ressemblait à un sanctuaire? Je distinguais un magnifique dessin au plafond, qui en occupait toute la surface et qui s’étalait sur des murs à peine visibles dans l’obscurité. Mon attention fut brusquement attirée par un mouvement autour de moi  et je découvris, à ma grande terreur, un gigantesque serpent qui se tortillait de tout son corps à côté de moi. Je n’ai jamais aimé les serpents, ils éveillaient en moi une peur instinctive, une panique, une envie de m’écarter d’un bond, et il y avait là, près de moi, un monstre d’une taille incroyable! Je hurlai de toutes mes forces, j’essayai de faire des mouvements convulsifs - et à ce moment précis, une des parois de la salle disparut et je fus craché, sans autre forme de procès, hors de cette gueule.

Je repris quelque peu mes esprits et réalisai que je me retrouvais à mon point de départ - je faisais face à la tête du dragon qui continuait à me considérer avec curiosité. Gêné mais soulagé, je compris alors que j'avais pris pour un serpent sa langue, qui poursuivait sa danse complexe dans la gueule entr'ouverte.

" Je suis heureux de te féliciter d'avoir franchi ces épreuves, tu as acquis la Connaissance et obtenu le droit d'être un dragon. Ton maître n'a pas pu te faire le récit de cette partie du rituel parce que, comme tant d'autres, il a été expulsé de mes entrailles par un autre orifice, situé à mon extrémité opposée. Et du coup - inutile de dire que tous ceux-là n'avaient pas fière allure!". Le dragon fut pris d'un rire énorme, tout son corps fut secoué de soubresauts incontrôlables, et la "partie la plus éloignée de son corps" qu'il venait d'évoquer s’arqua dans deux directions successives, faisant claquer sa queue comme un immense fouet.

" A présent tu peux retourner vers ton maître et recevoir ses félicitations. Ton dragon devra d'abord briser la coquille de l'oeuf que tu as fécondé. Ensuite il viendra à toi et restera à tes côtés pour toujours."

Le dragon garda le silence un petit moment, puis proféra encore une phrase qui me plongea dans une grande perplexité.

"  Cela m'intéresserait bien de faire la connaissance de tes parents... "

Je m'inclinai devant lui dans une profonde révérence pour le remercier et je me mis sur le chemin du retour, toujours sans rien voir ni entendre autour de moi.

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