18. Qu'est-ce donc que la tendresse?

 

Nous nous étions faits aussi légers que deux nuages, mon maître et moi, pour quitter à la hâte les couloirs du monastère et déboucher à l‘air libre sur une soirée estivale qui s'étirait à perte de vue. Comme nous avions pris l'apparence de créatures énergétiques pour nous déplacer, nous ne pouvions ni goûter les splendeurs de la nature en fleurs, ni apprécier ses arômes et ses couleurs.

 Au lieu de jouir de toutes ces sensations, ta perception se trouve strictement limitée aux modifications de densité de l’énergie, aux modulations de ses courants dans différentes directions et à leur concentration dans certaines zones particulièrement importantes. Mais tout cela reste éphémère, privé de matérialité, et laisse ton corps physique sans réactions - lequel corps, dans le cas qui nous occupe, était resté assis dans le noir, au fond d'une grotte bien sèche!

  Ta conscience, pour sa part, conçoit pleinement que la nature environnante se réjouisse d‘être en vie en réalisant toutes les fantaisies possibles, à travers ses expérimentations fructueuses... Mais tes organes des sens, eux, restent absolument sans répondant face à cette fête de la vie. Tu se sens isolé, coupé de quelque chose de tout à fait essentiel. Tu n'es que spectateur de cette fête, comme d'ailleurs de tout le reste, et la représentation en cours ne s’adresse pas à toi. En somme, il se produit une totale aliénation - tu existes, mais tu es comme absent.

J'étais dans cet état-là lorsque je me suis retrouvé dans la cour d'une petite maison proprette, à la lisière d‘un minuscule village. Près de la porte poussait un saule pleureur, et un peu plus loin se dressait un petit parterre de fleurs.

Le maître m'indiqua la maisonnette en m'expliquant que je devais à présent faire connaissance avec ses habitants afin d’expérimenter la particularité de   leur énergie. Je devais me familiariser avec cet habitat et devenir intime avec cette minuscule coquille de la taille d’un jouet, au point de pouvoir  regagner facilement ce refuge  - même si je me retrouvais en mauvaise posture et en tellement piteux état que rien n’aurait plus d’importance, sauf ma survie.

Évidemment le doyen, en réalité, ne me disait rien du tout. Lorsqu'on est un fantôme énergétique, il est parfaitement impossible de produire distinctement un son quelconque - ses mots s‘ouvraient dans ma conscience comme s'ils naissaient au fond de moi, tels des bourgeons qui éclosent sur la branche d‘un arbre printanier!

 Je me glissai à l'intérieur de la maisonnette à travers une fine cloison -l'obscurité y régnait, et seul un angle éloigné s'éclairait d'une lumière terne diffusée par une petite lanterne suspendue au faîtage. Je me déplaçai lentement vers la source lumineuse, en nageant dans l'espace, et  passai devant un homme endormi sur une fine natte de paille, qui s'était découvert dans son sommeil. Non loin de là, dans un coin, de la vaisselle et un broc en terre rempli d'eau étaient posés à même le sol de terre battue. Une autre natte de paille, suspendue en guise de rideau, séparait le coin éclairé et protégeait  des regards indiscrets ceux qui s'y tenaient. Ce coin bénéficiait de surcroît de la protection d'une énergie très concentrée, que quelqu'un engendrait, grâce à son attention et sa sollicitude. 

Après avoir effleuré la dense sphère d'énergie qui enveloppait ce cercle de lumière, je m'immobilisai en essayant de ne pas la perturber. Ensuite, je m'infiltrai à travers sa paroi, avec lenteur et précaution, pour me retrouver auprès d'une jeune femme assise par terre. Elle tenait sur ses genoux une petite fille et se balançait légèrement avec elle. Ses bras entouraient avec sollicitude le minuscule corps pour le défendre de dangers qu'elle seule voyait, ses yeux étaient clos et sa bouche murmurait des mots tendres.

Si mon maître ne m'avait pas dit que la petite fille avait cinq ans, j'aurais pensé qu'elle n'en avait pas plus de trois. Elle était vraiment toute petite, comme une poupée ; elle était vêtue d'une blouse et d'un pantalon bouffant, et trois petites nattes se hérissaient en désordre sur sa tête.

En me familiarisant avec son visage, je vis que le regard de ses yeux grands ouverts s'était arrêté sur un point comme s'il fixait quelque chose, et que les muscles de sa minuscule frimousse étaient figés dans une grimace apeurée. Sa mère l'enveloppait de son étreinte, mais en dépit de cela elle était quelque part très loin, dans un monde étranger et terrifiant.

Je m'attardai quelque temps auprès d'elles en essayant de garder en mémoire les particularités de cette étrange atmosphère et d'en comprendre les raisons. Mais je ne parvenais à découvrir aucun indice susceptible de livrer la clef de la tension qui traversait ces deux natures - alors, je me faufilai hors du cercle avec les mêmes précautions qu'à l'aller et je me dépêchai de rejoindre mon maître.

 

Là, je fus tout bonnement étourdi par tout un flot de conseils et d'explications... Lorsque je les eus digérés - ou du moins lorsque j'eus assimilé les plus digests d'entre eux - je retournai me plonger dans l'ambiance terne et pleine de tensions de la petite maison. Maintenant, elle ne me paraissait plus du tout sortie d'un conte de fées, mais plutôt frappée de malédiction. Avec les mêmes précautions que tout à l'heure, je passai dans l'espace éclairé où rien n'avait changé en mon absence ; ainsi que le doyen me l'avait recommandé, j'entrepris d'examiner l'énergie localisée sous la chambre.

Je tombai tout d'abord sur plusieurs petits ruisseaux souterrains puis, poursuivant mon exploration un peu plus bas, je découvris ce dont avait parlé mon maître - la tombe de deux loups-garous qu'on avait tués mais qui continuaient néanmoins à répandre leur malédiction sur tout ce qui tombait sous leur sphère d'influence.

Je renforçai le spectre énergétique qui protégeait ma nature contre les effets néfastes, puis je plongeai dans le monde énergétique de la petite fille pour me mettre à la recherche de ses palais. J'avais déjà suffisamment d'expérience en matière de passage, mais c'était la première fois que j'établissais ce genre de contact avec un être humain. Tout m'apparaissait sensiblement différent des autres passages... je ne pus trouver ni les images habituelles des palais, ni celles des routes qui les reliaient. De rapides cours d'eau de montagne brassaient autour de moi des tourbillons d'énergie sale. L'atmosphère festive,  les processus  organisés... tout cela était absent du tableau.

Il n'y avait là que chaos, affrontements, luttes, fuites... rien de tranquille ni de stable. Je fus ballotté comme un bout de bois, de tourbillon en tourbillon. Je perdis toute notion du temps, tout sens de l'orientation dans l'espace, toute perception de moi-même - j'étais pris dans les remous des éléments qui me dissolvaient dans leur course. J'abandonnai toute forme d'opposition, pour concentrer mon attention sur la recherche de quelque chose de spécial qui se distinguerait dans cette confusion, mais je ne trouvai rien.

Découragé, je tâchais de dresser un bilan, quand soudain je me souvins du conseil donné par mon maître sur la façon d'apaiser la folie que j'allais rencontrer. "Tu vas te retrouver dans un milieu dont tu n'as pas la moindre idée. Il n'existe là-bas aucune règle, ni aucun lien entre les différentes parties de l'ensemble -  il n'y a là-bas ni unité, ni fractions d'une unité. En somme, c'est le royaume de la destruction pour la destruction. N'essaie pas d'y créer quelque chose, tu ne ferais qu'ajouter de l'huile sur le feu. On ne peut en venir à bout qu'en détruisant la destruction de la destruction".

Évidemment, au moment où mon maître m'avait dit cela, j'en perdis presque  la raison et je n'y compris goutte ... Je verrai bien sur place - m'étais-je dit -  et je chercherai alors la solution.

Et voici qu'à présent ce remue-ménage et ce désordre m’offraient une amorce d' explication aux propos du doyen - je compris soudain quelles questions il aurait fallu lui poser pour éclaircir ses dires. "Comme toujours tu t'es fié au hasard, en espérant qu'il ne t'arriverait rien - chantonna une petite voix intérieure, doucereuse et perfide. Et voilà! Maintenant tu vas tournicoter dans ce moulin jusqu'à ce qu’il réduise en fine mouture ta cervelle idiote. Après ça, avec un peu de chance, il te viendra peut-être un peu d'intelligence!".  Une autre partie de moi, probablement celle qui avait été traitée d'idiote, lui fit écho avec une tonalité non moins railleuse : " Alors tu reconnais quand même que nous nous sortirons de là, puisque tu envisages déjà les résultats de cette aventure." La première voix s’insurgea contre cette insouciante affirmation : « Nous nous en tirerons, bien sûr, mais certainement pas grâce à toi. Ton seul mérite aura été, là encore, comme d’habitude, de créer des problèmes ».

Fou de rage, je hurlai après les deux petites copines chicaneuses : « Taisez-vous immédiatement! Vous n’êtes d’aucun secours dans le malheur, avec vos jacassements vous aggravez au contraire la situation! ». Humiliées par mon immixtion sans appel dans leur rituel, elles répondirent en choeur d’un ton fielleux : « Tiens! voilà encore une chercheuse de vérité qui a décidé de s’exprimer! ».

Je laissai éclater mon indignation, oubliant où j’étais et pourquoi j’étais là. L’énergie jusqu’alors concentrée explosa en un feu d’artifice multicolore, qui provoqua une violente  douleur  - elle me lacéra le dos, comme d'un coup de couteau, de bas en haut, et déchira le voile gris qui enveloppait ma conscience. Ce choc insoutenable me fit vraisemblablement perdre connaissance et, simultanément, tout mon rapport à la réalité s'évanouit.

Lorsque  je retrouvai suffisamment de forces pour être en mesure de soulever mes paupières pesantes, je pus voir maman qui me serrait toujours très fort dans ses bras - je décollai avec effort mes lèvres désobéissantes et murmurai : « A boire... Je veux boire... ».

Maman tressaillit et recula pour pouvoir plonger son regard dans mes yeux et, poussant alors un oh! de stupéfaction, sans desserrer son étreinte, elle se releva. Elle ne me quittait pas du regard, de grosses larmes d’émotion lui montèrent aux  yeux, elle se mit à répéter sans arrêt « Tout de suite, tout de suite, ma petite fille » et m’entraîna dans l’autre moitié de la pièce où étaient posés par terre un broc et des tasses en argile. D’une main tremblante, elle jeta à la hâte de l’eau dans l’écuelle et la tendis vers mes lèvres. « Bois ma chérie, bois ma toute petite » répéta-t-elle, pendant que je buvais avec avidité. Puis, une fois le récipient vidé de son eau agréable et fraîche, je prononçai le mot « Encore » - elle laissa échapper un rire de bonheur et, tout en disant « Bien sûr, bien sûr», elle remplit encore une fois ma tasse.

Mon corps paraissait éprouver sans répit une soif inextinguible, mais dès qu’il  sentit qu’un liquide rafraîchissant affluait dans son ventre embrasé par une fièvre de cheval, il se détendit tout doucement. Mes mains devinrent soudain incroyablement lourdes et j’aurais sûrement laissé tomber ma tasse, si maman ne m’avait pas soutenue et ne me l’avait pas retirée des mains.

Mes yeux se fermèrent, comme s'ils obéissaient à une volonté étrangère et je vis devant moi une petite clochette - elle se balançait d'un côté à l'autre en produisant un son agréable, doux et mélodieux. Mon regard parcourut ce qui m'entourait et je fus remplie de joie et d'étonnement en réalisant la disparition de l’habituelle brume d’un brun intense, au sein de laquelle se tortillaient des corps souples de serpents, qui filaient  sporadiquement, vifs comme des éclairs. Le calme, le silence et le son argentin de la clochette étaient venus remplacer ces visions de cauchemar. Je pus m'apaiser, me détendre et tourner mon attention vers maman - elle avait posé ma tête dans le creux de son bras et s'était mis à m'endormir en chantonnant une berceuse familière, oubliée. Ses mains caressantes dégageaient beaucoup de tendresse et une chaleur agréable, sa voix pénétrait mon âme jusqu'aux tréfonds et lui imposait une détente de plus en plus profonde.

J'avais perdu toute perception de la réalité ainsi que de la marche du temps, et je nageais au milieu d'images incertaines et merveilleuses, lorsque vint se joindre à la voix maternelle une autre voix, masculine celle-là - avec une douceur égale à la première, elle se mit à étirer la mélodie de la berceuse, mais en modifiant quelque peu ses paroles : " Continue à retenir tranquillement la nature de ta voisine et écartes-en les parties qui t'appartiennent, Lian. Ne te dépêche pas, mais arrête te prélasser comme ça. Ton lit t'attends au monastère, ainsi que tes amis Pikè et Chacha. Je vais à présent t'aider à sortir de là, sans déranger la petite. Allons-y, on nous attend à la maison."

Je sentis passer un petit vent léger - il m'entraîna quelque part et je me vis tout à coup devant mon maître, dans la cour au saule pleureur. La lune brillait, une dentelle de fils énergétiques multicolores ruisselait tout autour d'elle, et la lourde conscience de la réalité me tomba dessus. Heureusement que les corps énergétiques ne peuvent pas pleurer, sinon j'aurais une fois de plus éclaté en  sanglots -  en longs sanglots, à fendre l'âme.

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