Je secouai ma torpeur et, balayant mon désespoir d'aveugle, je m'élançai à la rencontre du destin. J’effectuai un brusque virage pour piquer à vive allure vers l'endroit où m'appelait à l'aide, sans relâche, une supplique qui me déchirait le coeur. Ce cri d'affliction n'avait cessé d'habiter ma mémoire - il couvrait tous les autres sons, il me glaçait le sang et m'appelait au combat.

Mon impuissance forcée, mon impossibilité à poursuivre la lutte, la perte de mes yeux et les ténèbres qui avaient suivi - tout s'était comme envolé pour finalement se réduire à un point minuscule tout au fond de moi... Le jour de l'affrontement avec la horde de charognards et ma course d'aujourd'hui vers le passé s'étaient confondus en un tout unique et indissociable.

Je file d'un vol rapide vers notre nid, dans l'espoir de la revoir vivante... que je puisse enfin lui rendre toute son assurance en notre force et l'entourer de ma protection et de mes soins!

Toute notre vie, nous avons été ensemble. Ensemble - nous prenions notre envol, ensemble - nous cherchions notre pitance, et ensemble - nous entourions de nos soins attentifs nos chères petites boules duveteuses, nos oisillons.

Et nos parties de chasse! Pour ma part, je préférais chasser en rase-mottes - d'un vol rapide, je déchirais l'air dans un sifflement et les oiselets, peureux comme ils étaient, saisis de panique, n'avaient plus qu'à s'éparpiller en tous sens dans l'espoir d'échapper à cet éclair resplendissant. Pendant ce temps, ma compagne planait dans les hauteurs célestes - minuscule petit nuage blanc, elle guettait le moment où, dans le sillage de cette vague de terreur générale qui se propageait au sol, quelque proie de taille allait tenter de s'élever dans les airs. Alors, tel un météorite étincelant, porteuse d’une mort fulgurante, elle fonçait sur la victime choisie, toutes griffes dehors.

Et la dernière fois - cette ultime fois - le déroulement fut identique.

Je tissais, par virages serrés, d'un rythme endiablé, la dentelle de ma danse meurtrière dans une étroite gorge de montagne en survolant à vive allure un épais taillis de roseau et de carex qui entourait le lit d'une tumultueuse petite rivière montagnarde. Tout le menu fretin - oiseaux et  petits animaux - s'égayait comme à son habitude en tous sens, avec force cris et piaillements apeurés. Sans ralentir mon vol, je suivais les méandres du courant dans l'espoir de lever la proie de taille qui suffirait à rassasier nos corps épuisés d'inanition.

La période des amours était révolue et à présent, dans notre nid, sur une étroite corniche proche du sommet de la montagne, reposaient quelques oeufs tachetés, vivants  témoignages de notre passion mutuelle. Il nous fallait maintenant trouver de quoi nous nourrir, et nous n'avions aucune envie de nous disperser à la chasse au menu fretin - avaler ces petites prises ne fait qu'exciter encore davantage la férocité d'une faim tenaillante!

A ma grande joie, je m'aperçus que la peur généralisée qui se répandait  dans mon sillage, au ras du sol, avait levé un héron gris : il s'élançait en battant fébrilement des ailes à la recherche d'un endroit plus tranquille. A l'instant même, il fut assailli par un amas étincelant de muscles et de griffes qui fondit sur lui depuis les hauteurs célestes.

Dès la première frappe du tranchant si dur de l'aile à la naissance de son long cou, le corps gris se retourna dans l'air et alla se fracasser lourdement sur le sol pierreux. Sans perdre un seul instant, ma compagne enfonça ses griffes, d'une patte - dans la poitrine du vaincu, et de l'autre - dans sa tête, puis elle lui trancha le cou en quelques puissants coups de bec.

Lorsque je la rejoignis, tout était déjà fini. Avec un cri de triomphe, elle se mit à déchirer avec avidité les morceaux de chair couverts de plumes et à les avaler.

Nous étions là, tout absorbés à apaiser notre faim, lorsqu'un énorme nuage de corbeaux braillant furieusement nous tomba sur la tête. Nous n'avions jamais trouvé à notre goût ces oiseaux-là. Nous méprisions leur vacarme incessant et le remue-ménage qui régnait entre eux et nous essayions de nous tenir à l'écart de leurs habitats coutumiers.

Quelquefois, bien sûr, surtout dans les périodes de féroces froidures hivernales, lorsque toute créature censée préfère se cacher pour laisser passer les intempéries, nous nous trouvions contraints, bien malgré nous, de faire la chasse à leur parentèle, mais leur viande, si mauvaise et si dure, nous ôtait toute envie d'y goûter à nouveau. Et eux évidemment, nous en faisaient payer le prix à leur tour - ils se rassemblaient par nuées immenses et s'efforçaient de nous chasser le plus loin possible et si possible dans l'autre monde.

Mais pour l'heure, nous étions au sol et nous n'avions ni le privilège de la vitesse, ni celui de l'altitude ou de la force... et que dire de leur nombre qui nous dépassait toujours largement! Il n'était en aucun cas envisageable de les affronter sur le sol pierreux, c'est pourquoi, après deux ou trois coups de bec, je risquai une tentative désespérée : je m'élevai dans les airs afin d'écarter de ma compagne l'attention des adversaires. Elle aussi prenait une part active dans le remue-ménage de ce nuage grouillant - elle se défendait bec et ongles et ses ailes n'étaient pas en reste pour semer autour d’elle la mort et la panique.

Je fus dépouillé de tout un tas de plumes et je perdis un oeil avant de pouvoir me dégager des assauts de ce tas d'acharnés. Je pris de la hauteur en lançant un cri d'appel à ma compagne pour l'encourager à en faire autant. Mais lorsque je jetai un regard vers le sol, je découvris que la volée de corbeaux qui avait perdu tout espoir de me régler mon compte, s'était associée à l'attroupement des congénères qui continuaient à lui bloquer la voie des airs.

Sans hésiter, je me laissai choir comme une pierre dans la masse grouillante de cette noire engeance en essayant de porter le plus de coups possible pour semer la panique. Aussi étrange que cela puisse paraître, cette tentative désespérée fut couronnée de succès. Pris de court par cette poussée ennemie inattendue qui croulait du ciel, les corbeaux se dispersèrent sur les côtés, dégageant  un corps tout piétiné qui s'efforçait de rassembler ses dernières forces pour se remettre sur pattes.

Je vis alors qu'elle n'avait plus d'yeux et qu'elle était toute couverte de sang. Lorsqu'enfin elle parvint à se mettre debout, une de ses pattes -visiblement cassée - refusa de la porter. Elle tournait la tête en tous sens et s'efforçait désespérément de comprendre ce qui lui arrivait - pourquoi le monde avait-il sombré dans les ténèbres? et pourquoi le vide s'était-il installé, brusquement, là où régnait la folie du combat?

Je lui criai de décoller et de me suivre en se guidant au son de ma voix.  Elle était toute étripée et trébuchait, mais elle s'efforçait néanmoins de suivre mes conseils sans atermoyer, sauvant ainsi nos vies. En effet, les hésitations des nuées de corbeaux furent de courte durée - lorsqu'ils réalisèrent que la source de leur trouble n'était qu'un faucon en piteux état, ils se ragaillardirent à nouveau suffisamment, pour commencer à resserrer leur cercle.

Nous étions déjà dans les airs quand le clan des corbeaux comprit soudain que leurs ennemis jurés allaient pouvoir, une fois de plus, échapper à leur vengeance. Alors, sur le champ, dans un vacarme épouvantable, la troupe entière se rua à notre poursuite.

Quasiment plaqué au sol, je volais lourdement en suivant les méandres du défilé rocheux et j'extirpais à grand'peine des cris de ma poitrine fatiguée pour permettre à ma compagne de s'orienter dans les zigzags de ses ténèbres. Et ainsi, petit à petit, nous avons pu prendre de la hauteur et nous avons commencé à nous arracher à la poursuite de ces enragés.

J'encourageais ma compagne sans discontinuer et, tout en essayant de trouver dans les airs un courant favorable, j'orientai notre vol en direction du nid.

Au bout d'un temps qui m'avait paru s'étirer à l'infini, nous nous sommes enfin retrouvés à proximité de notre cher nid familial. Je m'apprêtais à amorcer la descente pour le rejoindre, en guidant à ma suite ma compagne devenue aveugle, lorsque je discernai au dessous de nous la nuée de corbeaux - ils étaient à nos trousses et ne manifestaient aucune intention d'abandonner la poursuite. Je n'avais plus le choix : j'indiquai d'un cri à ma compagne l'endroit où se trouvait notre nid, puis sur-le-champ, je fis volte-face pour me porter à la rencontre des charognards.

Je dois absolument les emmener le plus loin possible de l'oiseau blessé et  de nos oeufs qui chauffent au soleil... de jeunes vies peuvent éclore d'un moment à l'autre!

Je déployai mes ailes et détendis mes muscles pour rassembler mes forces avant une nouvelle confrontation, puis je piquai à l'oblique en prenant de la vitesse. Évidemment, je devenais plus repérable de cette façon et l'avantage d'une attaque inattendue était à nouveau perdu. Mais du coup, je comptais sur cette tournure soudaine des évènements pour semer dans les rangs ennemis une pluie de doutes. En outre, ce comportement insolent leur ôterait de la tête l'idée d'attaquer le nid et de poursuivre l'autre oiseau.

Je me laissai à nouveau tomber en plein milieu de la nuée de corbeaux qui se dispersaient dans la plus grande confusion et je me mis à les exterminer. Nous perdions progressivement de la hauteur pour finir par nous abattre, en bout de course, sur un plateau rocheux, et là, nous poursuivîmes notre combat. J'étais aveugle d'un oeil - mes réactions n'étaient donc pas aussi vives qu'à l'accoutumé pour faire face aux attaques qui pleuvaient de toutes parts. Je me mis à perdre de plus en plus de sang et de forces. Je compris que je ne réussirais pas à sauver ma vie - mon destin était scellé, je périrais aujourd'hui . Aussi décidai-je d'entraîner la nuée de brigands le plus loin possible du nid.

M'arrachant du sol à grand'peine, je me déplaçai petit à petit vers le bord du précipice pour m'y laisser tomber et essayer ensuite d'ouvrir les ailes. Lorsque je fus à nouveau dans les airs, je pris mon envol en direction du Sud, sans me retourner. Mais je sentais derrière moi de constants assauts de fureur et j'entendais le fracas des battements d'ailes.

Complètement exténué, j'avais épuisé toutes mes capacités de réflexion.  Soutenu par la seule l'idée de m'envoler le plus loin possible, je volais de plus en plus lentement vers une destination inconnue qui, sans l'ombre d'un doute, avait pour nom : mort...

 

Je me retrouvai entouré de voix, dans un espace dense et rempli de ténèbres - je réalisai alors que j'étais mort...

 Puis je découvris que j'étais en vie mais que j'étais aveugle...

Et à présent, je sens que je suis à nouveau en pleine santé, rempli de forces, je vois tout et je suis en train de retourner à la maison!

Le soleil effleura presque les cimes des montagnes au moment où mon vol atteignait le cher sommet familier et je me hâtai de rejoindre le nid. Mais là, tout n'était que vide et désolation - la vie avait déserté les lieux...

Notre nid, tressé avec des tiges de roseau et des branches d'arbre sèches, avait disparu en laissant seulement sa trace sur la surface propre et polie de la roche au milieu d'un espace tout éclaboussé de salissures et battu par les vents. Aucun vestige - ni de nos vies, ni de celles qui étaient destinées à voir le jour.

Il n'existe plus rien au monde qui puisse me donner confirmation que j'ai vécu. Tout, aux alentours, m'est soudain devenu absolument étranger, inconnu, incompréhensible.

Au fond de mon être, j'entendis soudain une voix qui appelait quelqu'un et en moi, quelque chose lui fit écho. Mes sensations vacillèrent, ma perception de l'espace environnant chavira.

L'espace d'un bref instant, qui me parut fort long, je perdis à nouveau la vue. Un désespoir paralysant prit sa place - il s'insinuait du plus profond de ma nature. 

Lorsque je vis à nouveau, alors, sans perdre un instant, je m'élevai dans l'air du soir vers les hauteurs célestes et je me mis à l'appeler, ELLE, le plus fort que je pus - bien que toute forme d'espérance se soit effritée en moi dans les cendres du désespoir. Je criais et criais encore, tendant l'oreille à la polyphonie des sons et des voix qui venaient à ma rencontre, et j'essayais de distinguer la voix chère...

Quand le soleil disparut derrière l'horizon et qu'une claire nuit étoilée prit le relais, je m'en retournai vers le Sud. Mais je n'eus pas la force de renoncer et continuai à envoyer des appels déchirants à ma compagne  perdue - je déversais dans mes cris mélancoliques tout mon chagrin, tout mon désaccord avec le destin et tout mon orgueil blessé.

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