Ce "plus tard" s’avéra remis à bien plus tard ! Durant la journée j'eus beaucoup de tâches à accomplir, chacune attendait son heure. Le doyen dirigeait les travaux d'agrandissement et de consolidation des galeries et lui non plus n’avait guère le temps de s'ennuyer ; après quoi, il s'en fut travailler avec les frères supérieurs en vue de définir la meilleure variante à adopter pour une construction au coeur de la montagne - celle d'un puits qui permettrait de recueillir les eaux médicinales suintant du mur du passage, derrière le sanctuaire, et auxquelles il donnait le nom de "larmes de pure joie".

Au cours de la deuxième moitié de la journée, je m’exerçai intensivement  pour entraîner ma force et ma rapidité de mouvements des jambes. Malgré le temps froid et le vent ce type d'entraînement me fit transpirer, aussi est-ce avec plaisir  que je me défis des vêtements qui gênaient les mouvements de mon corps.

J'étais totalement captivé par mon entraînement - au point de ne pas remarquer le bruit qui parvenait du versant montagneux qui s'élevait derrière le sanctuaire. Et quand je finis tout de même par émerger de mon monde imaginaire, je m'aperçus que Pikè était en train  de piailler d'excitation à l'angle de la terrasse et d'agiter ses petites menottes en faisant des bonds sur place.

J'essayai de comprendre les raisons d'un tel tumulte - je levai les yeux dans la direction où il portait le regard et là, presque immédiatement, je vis, assis sur une des branches d'un vieux pin, un beau faucon gerfaut tout blanc autour duquel tourbillonnait  une nuée d'énormes corbeaux en fureur ; ils fondaient périodiquement sur l'oiseau immobile au plumage hérissé, en croassant de façon assourdissante.

La branche, qui n'était pas grosse mais à laquelle des touffes de longues aiguilles donnaient du volume, vibrait et se balançait au rythme de ces attaques furieuses, tandis qu'au sol des écailles d'écorce et des  aiguilles vertes se répandaient  en pluie.

Quelque chose d'étrange émanait du comportement du gerfaut - une sorte de désespoir tranquille, de détachement par rapport au brouhaha et au remue-ménage ambiants. Plumes hérissées et pattes cramponnées à  l'écorce de la branche qui se balançait en faisant tressauter son corps en cadence, il ne semblait prêter aucune attention au vol des charognards qui l'approchaient en battant des ailes et claquant du bec.

Poussé par le désir de l’aider et de le forcer à sortir de son engourdissement mortel, je dus bondir en l'air en glapissant à qui mieux mieux - et pour ça, je ne me débrouillai pas plus mal que le petit singe, il faut bien le dire! Mais ni le prisonnier, ni cette affreuse bande de canailles toutes noires avec son brouhaha assourdissant ne prêtaient la moindre attention au gamin qui, en bas, s’agitait dans tous les sens.

A la vue de cette situation de la plus haute injustice, la compassion et l'indignation se mêlèrent en moi en me débordant - du plus profond de mon être un flot d'énergie marron-noir jaillit à l'extérieur, sa vague s'élança vers le haut jusqu'à la cime de l'arbre et recouvrit  tous ces noirs charognards d'un épais voile de courroux foudroyant. Ils glapirent de panique et se jetèrent dans toutes les directions en se cognant les uns aux autres et en s'envoyant culbuter dans les airs. En un clin d'oeil, tout l'espace autour de la cime de l'arbre se dégagea... mais la silhouette blanche demeurait toujours là, solitaire, immobilisée dans la transe de l'attente d'une mort prochaine.

Je lui criai en pensée : - Allez! Envole-toi donc vite! Qu'attends-tu encore?

Les corbeaux se posèrent sur les arbres avoisinants et à leur tour se mirent aussitôt à criailler leur indignation en salves de phrases enrouées.

Quelque chose gênait le gerfaut... il donnait l'impression de se raccrocher convulsivement à un très mince fil qui le retenait à ce monde et on aurait dit que si jamais il le lâchait, sa vie s'engloutirait dans un gouffre.

Sans plus réfléchir, je m'élançai pour gravir le versant. Les cris de Pikè retentirent derrière moi. Je me retournai, convaincu que quelque autre vision d'horreur m'attendait - mais ce n'était que Pikè... il me courait après en traînant ma veste au sol derrière lui.

Je m'habillai prestement et continuai à grimper vers le tronc du pin. Par bonheur, les vents et les tempêtes de l'hiver n'avaient pas cassé les branches les plus basses et je n'eus donc aucune difficulté à parvenir à la cime.  Encore quelques instants, et j'allais me retrouver au niveau du bel oiseau...

Il ne bronchait pas et semblait ne pas sentir mon approche - pourtant, j'étais tout haletant, je soufflais comme un buffle en escaladant les branchages et  je faisais tressaillir le tronc qui s’amincissait à mesure que je montais. Les corbeaux se taisaient eux aussi - indignés par mon intrusion, ils m’avaient à l’oeil. Je tendis le bras avec précaution pour attraper avec délicatesse le corps de l'oiseau... il ne fit pas la moindre tentative pour s'échapper, au contraire il se figea encore plus, terrorisé par cette irruption inconnue.

Lorsque je le tournai, pour le cacher dans les pans de ma veste, je m'aperçus qu'à la place des globes occulaires, horreur! - il avait des blessures sanglantes qui continuaient à suinter d'un liquide rouge-jaunâtre.

Une vague de compassion inonda ma conscience qui n'était guère prête à être retournée de la sorte. Des larmes me vinrent aux yeux, les contours du monde environnant s'estompèrent, il se dématérialisa, devint flou et se troubla d'une multitude de tâches lumineuses.

 Tout sanglotant, j’entrepris de redescendre en tenant bien fort le gerfaut contre moi et  en lui adressant des pensées de consolation. J’étais tellement absorbé que je me retrouvai sur la terrasse presque sans m’en apercevoir, entouré des moines qui me parlaient avec excitation.

J’étais incapable de desserrer les mains mais le doyen réussit tout de même, avec beaucoup de précaution, à me prendre l’oiseau  pour l’emporter dans sa chambre, tout en nous ordonnant de lui apporter de l’eau chaude. Quelqu’un courut à la cuisine, et tous les autres, dont j’étais, s’ébranlèrent en foule à la suite du doyen. Je retrouvai la parole et, pressé de questions par les autres frères, je me mis à raconter avec beaucoup d’incohérence ce qui s’était passé.

Dans la chambre, le doyen demanda à l’un d’entre nous de tenir le gerfaut pendant qu’il préparait un onguent médicinal en mélangeant je ne sais quelles plantes à de la cire d’abeille et de la résine de montagne.

Il en enduisit un bout de chiffon  préalablement plongé dans l’eau  bouillante, il l’enroula autour de la tête de l’oiseau qui ne réagissait toujours à rien, et, s’agenouillant devant lui, il commença à remplir son corps avec une chaude énergie de feu.

Une vague de chaleur inonda la pièce, enveloppant tout sur son passage. Même nous qui nous tenions debout, respectueusement, en demi-cercle, à bonne distance, nous avions chaud et éprouvions le besoin de nous défaire de nos vêtements devenus trop lourds.

Au bout d'un moment qui nous parut très long, l’oiseau  se secoua tout à coup et cria quelque chose d’une voix enrouée.

Le doyen commença à dérouler l’énergie autour du gerfaut jusqu’à ce qu’elle devienne un ballon très dense qui éclatait de mille couleurs vives et qui vibrait dans l’espace. Il se leva alors et décréta qu’il fallait laisser l’oiseau tranquille jusqu’au matin afin de lui permettre de guérir ses blessures physiques et énergétiques.

Petit à petit, tout le monde se dispersa, me laissant seul dans la pénombre de la chambre où dans un angle se dressait une table de petite taille à côté d’un lit et dans un autre coin, scintillait à présent un ballon d’énergie orange qui tourbillonnait ; une silhouette claire était figée en son centre, immobile. Je m’accroupis auprès de l’embrasure de la porte, adossé au mur, et m’ enfonçai dans un chaos de pensées qui sautillaient avec fébrilité dans ma tête.

Enfin, pour la première fois depuis le début de cette très longue journée, je pus me permettre de me détendre, de penser et d’essayer de prendre conscience de la situation.

 

A présent, j’en savais un peu plus au sujet de mon maître, de son destin et de son combat...pour la première fois de ma vie, j’avais entendu parler des « pèlerins des étoiles » avec lesquels je posséde quelque lien, semble-t-il... et, sans savoir pourquoi, j’étais presque sûr que l’impitoyable scène de l’oiseau rendu aveugle entretenait un rapport caché avec tout le reste.

Puis, à la place de ces pensées dans ma conscience, me vinrent des visions du monde des démons : le doyen sous les apparences d’un étrange saurien; un pâle et maigre adolescent me menaçant de mort d’un air hautain; sa mère la magicienne sous les apparences d’une méchante vieille de haute taille vêtue d’un long manteau noir...

Un kaléidoscope de visions extraordinaires tournoyait lentement, changeait de couleur et déployait progressivement sa profondeur séduisante aux ombres floues... elles scintillaient dans ce gouffre sans fond qui s’ouvrait, elles m’attiraient...

Involontairement, avec une sorte de confiance indifférente, ma conscience s’étira vers cette obscurité regorgeant de vie cachée. J’étais prêt à me glisser là-bas, ensorcelé par cette étrange valse de couleurs crépusculaires lorsque soudain, de ce cratère qui s’ouvrait, surgit l’énorme tête cornue, redoutable, d’un dragon gigantesque...Une gueule au rictus féroce, des naseaux dilatés et une crinière prodigieuse  encadraient des yeux écarquillés, embrasés d’un feu intérieur ardent, qui me scrutaient attentivement, pleins d’une étrange curiosité qui me transperçait.

Saisi de peur à cette vision imprévue, je m’éloignai du gouffre sans fond en essayant de sauter le plus loin possible et je revins instantanément à moi car, dans ce mouvement spontané, je venais de me cogner de toutes mes forces contre le mur de pierre.

Je vis trente six mille chandelles et des larmes jaillirent de mes yeux. Le monde énigmatique disparut aussitôt et, à ma grande honte doublée d’une immense déception, je compris que, m’étant bien réchauffé dans une posture confortable, j’avais tout simplement sombré dans le sommeil.

En geignant comme un petit vieux, je me remis avec difficulté sur mes jambes engourdies par l'inconfort de leur position et, tout en jetant un regard d'adieu au condensé d'énergie compact qui poursuivait son ensorcelante rotation, je me traînai avec peine à la recherche de mon maître. Tandis que je clopinai ainsi vers la sortie des locaux d’habitation pour me diriger vers la terrasse, je réalisai qu’il se faisait tard et que tous les frères et le doyen devaient à présent se trouver dans la salle à manger. Mon ventre, bien sûr, fit joyeusement écho à ma vivacité d’esprit et, oublieux de toutes les peurs et angoisses endurées, tous les deux - moi et lui, gargouillant des entrailles - nous galopâmes avec joie à la rencontre du destin.

Encore un peu, et je n'aurais eu à manger qu'un ragoût complètement froid de je ne sais quels petits animaux aux légumes. Je parvins à la cuisine juste à temps pour avaler un plat encore tiède... c'était incroyablement bon! Je dégustai ensuite avec délices une excellente décoction bien dense de plantes à l'arôme puissant.

La vie redevint belle à nouveau et les inquiétudes de la journée précédente, en prenant un nouveau visage d’aventures, l’habillèrent de teintes vives et colorées. De plus en plus détendu, j'écoutais les frères converser de ceci et cela, j'observais leurs visages brunis par le soleil et qui paraissaient plus sombres encore dans la pénombre et je regardais le doyen Dè leur expliquer avec passion le principe du non-agir - ce à quoi l'un d'entre eux répliquait en riant que, dans ce cas, il ne comprenait vraiment pas la raison pour laquelle ses bras et ses jambes vrombissaient de fatigue!

L'atmosphère de bien-être et de tranquillité que, tous autant que nous étions, nous apprécions tant, vint nous envelopper... elle se mit à remplir les plus petits recoins de notre conscience et à dissoudre tous nos soucis, toutes nos tensions cachées.

Je tournai mon visage vers le feu qui dansait sa valse joyeuse et  crépitait au rythme de sa musique en projetant en l'air des gerbes d'étincelles et je laissai mon regard s'attarder sur les petites langues de flamme.

Et dans cet état de félicité lumineuse, il me fut extrêmement désagréable de voir surgir à nouveau, du fin fond de ma conscience qui ne s'y attendait pas le moins du monde, la même gueule terrifiante. 

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