Après avoir parcouru tous les coins et recoins du monastère, je finis par trouver le doyen Dè assis au centre de la salle de méditation, dos à la porte. Je risquai un oeil à l'intérieur de la pièce... il semblait dormir. Son menton reposait sur sa poitrine, son souffle était régulier et paisible. Je le contournai discrètement pour venir me mettre devant lui et je distinguai dans la pénombre ses yeux clos. Je décidai de ne pas déranger mon maître et d'attendre qu'il se réveille. Au moment où je me préparais à m'asseoir, je tressaillis brusquement, surpris par sa main qui m'arrêtait et m'écartait sans ménagement sur le côté.

Mal à l'aise, je me figeai dans ma posture, ne sachant si je pouvais m'asseoir à la place qu'on m'indiquait ou si je devais continuer à attendre debout... Ou bien peut-être ma présence gênait-elle son travail, au point qu'il vaudrait mieux quitter la salle?

Mes doutes furent interrompus par un chuchotement sifflant : mon maître m'ordonnait de m'asseoir et d'attendre. Soulagé, je m'assis auprès de lui et me mis à attendre patiemment qu'il achève son travail.

Au terme d'une durée à peu près égale à cent quatre vingt quatre battements de mon coeur, le doyen ouvrit les yeux, me regarda et sourit.

 

« Cette nuit nous avons eu l'honneur de recevoir la visite en retour de toute ma famille en émoi. Même ma mère la magicienne - qui, pour autant que je sache, n'avait jamais franchi les frontières du territoire de son clan - nous a honorés de sa présence. Voilà qui témoigne de l'incroyable importance que revêt à leurs yeux ce qui est en train de se passer!

Je m'attendais à ce que, fidèles à leurs agissements habituels par-delà les frontières de leur monde, ils se lancent dans une de leurs entreprises de type agressif ; mais ils s'en sont tenus à un prudent sondage de la solidité de notre défense et à la présentation de ton lieu de résidence à leur pupille. Je les ai observés jusqu’à ce qu’ils aient complètement disparu de notre monde... je m’attendais à ce qu’ils posent quelque piège, quelque embuscade, mais là encore - rien. Ils ont quitté ce monde aussi prudemment qu’ils y avaient pénétré ».

 

Il secoua la tête en continuant à réfléchir, et je profitai sur le champ de l’occasion pour placer une question qui ne demandait qu’à sortir.

« Maître, si c’est possible, explique-moi plus clairement ce qui se passe. Je sens que je pourrais comprendre, mais tout est tellement embrouillé!

Pourquoi me font-ils la chasse? Et d’où me vient donc ce frère de l’autre monde, alors que je ne me souviens même pas de mes parents ? ».

Le doyen secoua à nouveau la tête - était-ce un signe d'assentiment à ma question ou de désapprobation?

« Visiblement le temps semble venu de te raconter tout ce que je sais. C’est peu de chose au regard de ce que j’aurais voulu pouvoir te transmettre, mais c’est suffisant pour apporter un peu de lumière à ta compréhension de la situation.

J’essaierai de t’expliquer tout cela le plus simplement possible, mais si quelque chose reste incompréhensible, pose-moi tout de suite la question pour ne pas perdre le fil de cette histoire embrouillée ».

Il se tut un court instant comme s’il s’enfonçait dans des souvenirs pesants, puis se mit à parler lentement.

" C’est avec ma naissance dans le clan Dan que les problèmes se sont mis à dégringoler sur les têtes des démons. Comme me l'expliqua plus tard ma mère la magicienne, on avait capturé peu de temps auparavant, dans le monde des démons un "attrapeur" d'âmes très réputé qui s'était infiltré depuis le monde de la lumière. Cela n'était pas si fréquent, aussi les démons décidèrent-ils d'utiliser la force d'âme et la nature de leur prisonnier afin de le faire renaître en démon doté des mêmes qualités. Comme je te l'ai déjà raconté, un échange permanent d'êtres vivants est en cours entre le monde des hommes et celui des démons, à travers les racines.

Dans l'embryon du futur démon, on introduisit une partie de l'âme de  « l'attrapeur » et - fallut-il qu'il en soit ainsi! - je suis devenu ce petit bout de rien du tout.

Dans leur aventure avec moi les démons ont délibérément conservé, en proportions plus importantes que de coutume, la nature particulière du malheureux, en "lui-me" laissant même mon animal-compagnon de route.

Bien entendu, ils l'affaiblirent au préalable et créèrent pour "lui-moi" un gardien complémentaire sous forme d'un très puissant saurien. Les démons espéraient permettre ainsi aux deux gardiens issus de mondes différents de trouver un compromis - il n'y avait pas d'autre issue possible puisqu'ils étaient enfermés dans un seul et même corps!

Des expérimentations de ce genre avaient déjà existé par le passé, elles avaient donné des résultats imprévisibles, et néanmoins très intéressants.

Mais voilà! Cette fois-ci tout est allé de travers - probablement du fait que "l'attrapeur" capturé avait, avec le monde des humains, des liens d'une force et d'une puissance exceptionnelles. De quelle nature étaient-ils? je ne le sais pas au juste... Peut-être s'agissait-il d'un amour passionnel, peut-être était-il habité par un sens du devoir qui l'emportait sur tout le reste, ou bien quelque autre chose encore... Toujours est-il que ces liens étaient d'une force telle qu'ils ont pu permettre à l'intrus, son compagnon de route, de garder intactes ses capacités, et même de les cacher à la pointilleuse surveillance de sa mère la magicienne.

En grandissant, je devins le témoin des conflits entre mes gardiens - ils devenaient de plus en plus impitoyables. Je n’y comprenais rien - j’étais écartelé en deux par des désirs et des agissements contradictoires.

Dans une famille de démons, on n’interdit rien à l’enfant, mais on n’autorise rien non plus. Il doit décider par lui-même de ce qu'il veut faire ou non, et des moyens à utiliser pour y arriver. Une telle liberté de choix peut sembler très séduisante, mais soudain tu découvres que tout ton entourage dispose du même privilège. Ton propre frère peut tenter de t’estropier, s’il considère que ta conduite est offensante.

Dans mon cas, la situation était encore plus complexe. Deux ennemis, enfermés dans une même cage, cherchaient sans trêve la possibilité de se supprimer mutuellement. Tout au fond de moi bouillonnait une haine envers moi-même, envers le monde environnant et envers mon existence tout entière. Dans ces conditions, devenir adulte se résuma pour moi à survivre dans une lutte permanente.

A l'issue de chacune de nos confrontations répétitives, ma mère la magicienne nous réparait infatigablement - à moi et mes frères et soeurs- nos bras, jambes et organes. Et quelquefois même, elle devait nous ramener à la vie.

J'avais quatorze ans lorsque mon singe-gardien finit quand même par supprimer le saurien, à l'issue d'une bagarre acharnée. La force de l'explosion intérieure fut telle que je demeurai sans connaissance pendant près d'un mois en dépit de toutes les tentatives que faisaient les membres de ma famille pour me ramener à moi... et lorsqu' enfin je retrouvai ma faculté de penser,  je me découvris entouré de mes ennemis jurés.

Je pris la fuite pour échapper au monde honni des ténèbres et retrouver celui des hommes : il m'appelait, il était cher à mon coeur, et pourtant je ne savais rien de lui ! Sept années durant, je m'en fus, errant de pays en pays, en quête de moi-même et des traces de ma vie passée dans ce monde, jusqu'à ce que je rencontre enfin, loin d'ici, au Sud, dans les montagnes, un ermite.

Il guérit mon compagnon-gardien qui, m'apprit-il, avait été sérieusement blessé et dont les souffrances m'envahissaient également. L'ermite devint mon maître et partagea avec moi sa Connaissance de la Voie. Il m'apprit à cultiver un lien amical avec mon gardien, m'expliqua les raisons de mon irrépressible passion pour la quête et nous aida à retrouver la paix. Ainsi, trente années durant, j'eus le bonheur de vivre à ses côtés - j'avais trouvé en lui père et mère réunis.

Lorsqu'il décida de quitter cette vie, voyant mon désespoir, il me laissa en cadeau une partie de son compagnon-gardien. Je porte en moi, depuis lors, l'incarnation de cette parcelle de mon maître chère à mon coeur... Et voilà maintenant six passages successifs que je ne m'en sépare pas".

A ces mots, le doyen effleura avec tendresse le petit corps de Pikè qui dormait sur sa poitrine, sous sa robe, tout roulé en boule comme à son habitude.

« Les démons ne m’ont pas laissé en paix et de temps à autre ils ont essayé de me supprimer, mais par chance ils ne sont toujours pas parvenu à leurs fins.

Après la mort de mon maître, j’ai continué à voyager jusqu’à mon arrivée ici, au monastère... ou plutôt aux ruines d'un ancien monastère, abandonnées, oubliées des hommes, mais chargées de connaissances énergétiques et de traditions - un panthéon de Maîtres y demeurait.

Je m'y installai et je me mis à restaurer le sanctuaire. Au fil du temps, d'autres frères se joignirent à moi et le travail avança alors beaucoup plus rapidement.

Mon cycle de transformation touche bientôt à son terme. Le Tao me rappelle à lui de façon de plus en plus insistante. Il faut croire que ma nature a exploité toutes les possibilités de son séjour dans ce monde, pour ce passage-ci. Le temps est venu pour moi de rejoindre à mon tour le Panthéon.

Mais je ne peux pas abandonner l'oeuvre de mon existence terrestre au bon vouloir du destin -ou plus exactement à sa mise en pièces par les démons.

Car ils sont ainsi faits : pas un ne manque à l'appel lorsque se présente l'opportunité de tout balayer... pas un seul qui n'adore ce doux breuvage! Après mon départ, il faut s'attendre à de multiples tentatives d'anéantissement des traces de mon séjour terrestre. Voilà pourquoi un rude destin et une guerre avec les ennemis du monde des ténèbres guettent mon héritier.

Une fois que j'eus compris cela, je me mis à la recherche de mon successeur parmi la seule catégorie de personnes qui dispose d'un réel avantage sur les démons - celle des "pèlerins des étoiles".

Ce qui les distingue, c'est qu'au lieu d'avoir un unique compagnon-gardien attribué à la naissance, ils ont la possibilité d'en choisir un à leur convenance et d'en changer à tout moment. Ils peuvent n'avoir aucun compagnon, mais ils sont capables de retenir à leur gré celui qui leur convient, quel qu'il soit. Et surtout, ils possèdent la capacité particulièrement précieuse de se déplacer dans les couches énergétiques où demeurent les fantômes. Là-bas, ils peuvent se couler d'une apparence à l'autre, par le biais des transformations énergétiques de leurs compagnons.

Et s’il passait par la tête de n'importe qui de se battre contre un " pèlerin des étoiles", il se heurterait immanquablement à l’impossibilité de supprimer son gardien. En effet, celui-ci peut se déplacer aisément d’un niveau à un autre, se transformer d’insecte en mammifère, ou en serpent, ou encore en saurien, en esquivant l'attaque frontale et en conservant sa force et son invulnérabilité. L’attaquant,  quant à lui, n’a d’autre choix que de rester limité à la seule couche énergétique dont il dispose. C’est donc un combat dont l’issue fatale est écrite d’avance.

Il y a très peu de ces pèlerins sur Terre et, heureusement pour les autres hommes, ils sont totalement dénués de desseins ambitieux ; ni le pouvoir, ni la course à la gloire ne les tentent. Ce sont des nomades - leurs pérégrinations de par le monde ont pour seule fin de connaitre l’inconnaissable. Le choix d'une si noble tâche leur procure la garantie d’une quête sans fin : la présence permanente d’une visée à la hauteur de leurs ambitions les précède, où qu'ils aillent ".

Mon maître se tourna vers moi avec inquiétude : " La façon dont je t'explique tout cela n'est pas trop compliquée... et pourtant te voilà plongé dans le silence, même ton corps énergétique est tout silencieux!".

Je me ranimai, secouai négativement la tête, puis à nouveau, comme ensorcelé,  m'apprêtai à l'écouter poursuivre son conte au sujet de ces curieux pèlerins.

Le doyen poursuivit : " Plusieurs années durant, je palpai énergétiquement les régions avoisinantes dans l'espoir de dénicher un de ces êtres énigmatiques. Je suis tombé dessus par deux fois et je me suis lancé à leur recherche, mais hélas! je les découvris sous les apparences de vénérables vieillards.Une autre fois, je crus avoir de la chance, mais je tombai sur un pèlerin qui avait adopté l'aspect d'une femme : elle était entourée d'un tas d'enfants et avait pour compagnon un mari jaloux, exaspéré par les marques d'attention que je lui prodiguais.

La quatrième fois, je sentis un pèlerin que je qualifiai de "scintillant" - tantôt il apparaissait, tantôt il disparaissait. Dès que je me dirigeais vers le lieu où sa présence énergétique était active, il se dissolvait dans les formes énergétiques environnantes. Cela me donna de l'entrain et excita beaucoup ma curiosité. Je me mis à sa poursuite de façon  systématique sans changer de place à chacune de ses disparitions.

Je passai de cette façon deux mois dans un périmètre qui se rétrécissait de semaine en semaine, après chacune de ses apparitions. A la fin, le  rayon de mes recherches diminua au point que je me retrouvai pour ainsi dire nez à nez avec un petit gamin qui travaillait dans un champ de choux en chantonnant une naïve chansonnette d'enfant... N'ayant rien à faire - il s'amusait à revêtir sa nature d'un manteau énergétique de formes animales diverses et variées.

De ma vie, je n'avais vu rien de semblable. J'avais l'impression de me retrouver au sein d'une foule de créatures inhabituelles d'une infinie variété... devant mes yeux apparaissait tantôt une petite gueule au sourire malicieux, tantôt une autre, qui disparaissait aussitôt sans laisser de traces pour faire place à celle qui suivait.

Bon voilà, tu connais la suite...

Et maintenant, nous allons nous interrompre pour aller déjeuner car ( et là, il me lança un regard malicieux) un appétissant arôme de viande grillée est parvenu jusqu'à ton nez, et ton double est prêt à foncer à la cuisine. Quant à notre conversation, nous la poursuivrons plus tard! ".

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