7. La vie bouillonne!

 

Pendant toute la semaine qu'a duré la pleine lune, le doyen fut méconnaissable.

Il riait beaucoup et distribuait ses recommandations pour les travaux du monastère d’une forte voix juvénile. Sa démarche et ses gestes étaient déterminés, souples et bouillonnant de vie.

Un jour, en réponse à ma question au sujet de son âge, il m’avait répondu que ce corps avait déjà soixante quatorze ans… mais en ce moment son comportement était tel, qu’on pouvait oublier ce nombre d'années vénérable!

 J’observais avec stupéfaction les changements qui se manifestaient sur son visage et dans son corps. Les bouffissures des joues et des yeux avaient disparu, son visage s’était affiné, laissant apparaître des pommettes saillantes et un menton prononcé. Son ventre rondouillet fondait à une vitesse impressionnante, permettant ainsi une belle ouverture de la poitrine et des épaules

A ma question - comment fait-il cela ? - le doyen ébouriffa légèrement ma chevelure qui n’en avait guère besoin tant elle était déjà désobéissante et répondit en souriant  qu'au lieu de somnoler et de méditer, il activait ses ressources de vigueur et de jeunesse renaissante dans toutes les parties de son corps. Lorsqu’on dispose de l’énergie, de la connaissance des processus et du désir de les mettre activement en oeuvre, alors une fois tous les douze ans, le corps est capable d’ouvrir des réserves profondes de force et de jeunesse. Et lui, cela faisait trente ans qu’il n’était pas allé puiser à cette source (en évoquant cela, il éclata d’un  rire de satisfaction), alors il s’était accumulé là-bas suffisamment de réserves pour une transformation accélérée de son corps. J’étais prêt à l’inonder d’une foule de questions au sujet de cette pratique intéressante dont il ne m’ avait encore jamais parlé, mais il n’était déjà plus à mes côtés.

 Un tel surplus de forces vitales devait inévitablement affecter l’intensité de nos travaux !  Moyennant quoi, je m’écroulais chaque soir dans mon lit, complètement exténué par toutes sortes d’exercices aussi bien physiques qu’énergétiques.

Mon maître consacrait la majeure partie du temps de travail et de son attention à la tâche de libérer ma nature des besoins et des caprices du corps physique. C’est pourquoi j'étais en train d’apprendre à développer la faculté de porter l'attention sur une seule partie de mon corps, en la séparant complètement des sensations de toutes les autres parties.

 Pour y parvenir, je passais près d’une heure par jour dans une niche située un peu plus bas que le sanctuaire ; elle s’était formée vers le pied de la montagne, en contrebas, sous l’action de la chute continue de l’eau de la source qui surplombait ma tête. Mon maître me proposa d’abord de tenir une de mes paumes sous le jet d’eau fraîche, en essayant de déplacer mon attention sur d’autres parties du corps, de plus en plus éloignées de ma paume. Ensuite, assis devant la cascade, j’eus à mettre mes deux pieds sous les gouttes qui tombaient. Vint enfin le tour de ma tête, que je dus fourrer sous l’eau tout en écoutant les sensations du vent froid qui me chatouillait le dos. Comme l’expliquait mon maître, avec cet exercice nous attachions d’un même noeud les queues de trois tigres. Premièrement, mon corps s’aguerrit et apprend à conserver sa chaleur dans les zones vitales importantes. Deuxièmement, l’eau de source de montagne possède des propriétés énergétiques particulières. En elle se mélangent les énergies de trois couches de vie de la Terre - souterraine, terrestre et atmosphérique. Et troisièmement, cela  permet de faire enfin partir toute la saleté accumulée sur mon corps. Mais ce troisième point n’est qu’une blague - du moins je l’espère - parce que, comme tous les frères, je me lave régulièrement, à chaque nouvelle lune, dans le petit lac qui s’est formé à la naissance de la cascade de la montagne sacrée.

Durant tout ce temps, le doyen ne revint pas une seule fois sur le thème des démons ni sur celui des dragons. Accoutumé à cette façon de « laisser fermenter la bière », selon l’expression de mon maître, j’assimilais avec obstination tous les exercices qu’il me proposait et j’attendais le moment où « la bière parvenue à maturité ferait sauter la bonde ».

Nous avons passé, mon maître et moi, la plus grande partie de la période du dernier quartier de lune et de la nouvelle lune à l’intérieur du temple et nous ne sommes sortis que rarement travailler sur la terrasse. Et encore - seulement si le soleil brillait et s’il n’y avait pas un seul nuage dans le ciel.

 

J’appris à « couper le nombril », c’est-à-dire dire à garder les liaisons extérieures avec mon corps, sans conserver de fil énergétique entre lui et moi… Nous nous promenions souvent dans les couloirs et les galeries du monastère et pendant que mon corps marchait en suivant pas à pas leurs méandres, moi je m’infiltrais à travers les murs, je créais des raccourcis en coupant les virages, puis je l’attendais au  tournant suivant. De telle sorte que jouer à cache-cache avec mon maître devint immédiatement beaucoup plus intéressant ! Il devait, lui aussi, passer pas mal de temps avant de pouvoir mettre la main sur ma nature qui se dérobait sans cesse.

C’est à la même période que mon maître m’initia au jeu d’échecs des démons. Il expliqua que savoir jouer à ce jeu était indispensable à qui voulait comprendre l’art de manipuler les situations depuis leur première graine - appelée « crochet », à travers leur développement - appelé « petite araignée », jusqu’à leur réalisation complète - appelée « petit coffret ».

Chacune de ces appellations souligne bien, par sa tendresse et son innocence, la relation amoureuse qu’entretiennent les démons avec ce jeu, en dépit de sa difficulté et sa rudesse.

Quoi qu’il en soit, ce jeu me plut beaucoup et je me mis à l’assimiler avec  passion. Le doyen m’avait enseigné le jeu humain normal d’échecs chinois dès la première année de mon arrivée au monastère. Il avait décrété que rien ne pouvait, mieux que ce jeu, permettre de comprendre à quel point la nature humaine était perverse. Et depuis ce temps là, j’essaye encore et toujours de comprendre cette façon de diagnostiquer l’être humain.

 

Et maintenant, voilà qu’apparaissait une deuxième possibilité de faire bouillonner mon cerveau ! Visiblement conscient d’un tel danger, le doyen exigeait de moi trois heures de travail quotidien avec les autres frères au nettoyage des galeries intérieures. Lorsque ce travail fut achevé, il nous montra les schémas des nouveaux « hommes de bois », indispensables à l’entraînement aux techniques de combat physique et énergétique.

Le doyen était infatigable et nous apprenait aussi à reconstituer rapidement nos forces, à développer notre habileté, à nous orienter et à combattre dans le noir.

Chaque jour, il y avait tant de nouvelles impressions intéressantes… Du coup, les aventures avec les démons et la sortie dans le monde des dragons m’apparaissaient comme des histoires entendues de la bouche de mon maître et n’ayant rien à voir avec moi. Néanmoins, les nouvelles racontées par les frères qui revenaient de leurs travaux quotidiens dans la plaine ou dans la forêt, tournaient tout le temps autour des divers forfaits qui continuaient à se produire un peu partout dans les environs.

  • Aucune étiquette