Je n'eus  pas envie de questionner mon maître -  je préférais éviter le risque superflu d’éveiller son attention ou pire encore, de m’attirer une interdiction ; mais le fin mot de l'histoire, c’est que j’avais eu une   illumination géniale: dans mon imagination venait de jaillir, brusquement et très clairement,  la vision du trésor précieux que je contemplais si souvent avant de m’endormir.

Il s’agit d'un gros morceau de racine qui se tortillait de manière fantasque et qui provenait d’un arbre inconnu apparemment très, très vieux. Je l’avais trouvé il y a trois ans de cela au coeur de la montagne voisine, au fond d’une grotte étroite et profonde. Si on le regardait d’un certain côté et sous un certain angle, il se transformait tout à coup en une belle tête de dragon majestueux au regard tourné vers l'arrière gauche. Sous des sourcils abondamment fournis, ses yeux étincelaient d’une fureur et d’une puissance indomptables. Sa gueule était légèrement entr’ouverte et laissait sortir le bout d’une langue fourchue de serpent.

On aurait dit que le dragon avait été sur le point de crier quelque chose au moment où il s’était figé comme ça, les mots sur le bout de la langue.

Lorsque je voulais qu’il s’anime, j’allumais devant lui un petit copeau en guise de torche et il se mettait à tourner la tête dans tous les sens au gré des vacillements de la flamme et du déplacement des ombres sur les diverses courbes de sa surface polie et à tortiller son long corps puissant ; il me brûlait de son regard de feu et me racontait plein d’histoires… Et le matin au réveil, après mes aventures nocturnes avec le dragon, je sentais longtemps encore sa présence autour de moi, qui me protégeait et me réchauffait.

Mais maintenant  que mon maître m’avait parlé de la capacité qu’ont les arbres de vivre en même temps dans les deux mondes, une idée s’était passionnément emparé de moi : je voulais utiliser ma racine comme guide dans le monde des démons pour percevoir par le biais de sa vision l’ambiance de cet univers et lui emprunter son expérience et sa connaissance. Je ne doutais pas un instant qu’elle aurait des tas de choses à me montrer et à me raconter.

Une expérimentation aussi importante - et probablement dangereuse - exigeait une préparation rigoureuse de mon corps, de mon énergie, de mon état d’esprit. C’est pourquoi, au lieu de me dépêcher en m’embarquant sur le champ dans cette aventure captivante,  je m’installai confortablement sur ma natte dans la position du « vieux sage qui somnole » ; je me décontractai et fis quelques inspirations profondes, puis je calmai ma conscience en écartant les pensées qui me passaient par la tête.

Sans que cela ne me coûte aucun effort, j’entourai d’un nuage d’énergie tranquille et neutre la racine qui reposait devant moi sur la table. J’accordais une grande importance précisément  à l’action d’une énergie neutre, débarrassée de tout signe personnalisé :  ne manifestant rien d'humain elle ne pourrait pas me trahir… Juste la présence d’un morceau de matière fossilisée, entouré de son énergie de protection ainsi que de son expérience de vie et de son rythme vital pétrifié .

 Je me mis à vider progressivement le nuage d’énergie de toute trace témoignant de mon existence. Je supprimai le rythme des battements de mon cœur, l’activité des processus de circulation des liquides, je libérai mon cerveau de toutes les pensées qui surgissaient, je décontractai toutes les parties de mon corps, d’abord jusqu’à en sentir le poids, puis jusqu’à sa  disparition totale.

Ce rituel d’entrée dans l’état de nuage m’était toujours agréable et en même temps m’étonnait toujours. Tu as l’impression d'enlever de ton corps chacune de ses parties, l’une après l’autre, et de les ranger en tas à côté de toi. Quelque part au fond de ta conscience, un minuscule centre d’attention et de contrôle continue à pulser, puis lui aussi, à son tour, s’enfonce dans une torpeur de plus en plus profonde pendant qu’un espace qui n’est plus à personne s‘agrandit tout autour. Au bout du compte, tu disparais, tu deviens une partie des processus généralisés de la vie et des transformations du Tao.

Et voilà ! A présent j’avais soigneusement rangé en petit tas tous les traits personnels de Lian et je pouvais commencer à m’imprégner des qualités particulières de la racine-dragon ! Après avoir investi chaque parcelle de sa matière en absorbant et assimilant les modifications de ses vibrations énergétiques, je me lançai à  la recherche d’autres espaces de vie et d’expérience qui pouvaient s’ouvrir en moi.

Des pensées multicolores se mirent à surgir et à s’accrocher de-ci de-là, tout autour de moi. L’espace fut aspiré par les parois d’un immense conduit qui m’entoura et m’entraîna vers le bas dans un lent et agréable mouvement de rotation, jusque dans ses profondeurs. Ce qui s’accomplissait là était, je le savais, la chose la plus importante, la plus agréable, la plus imprévue et impensable qui soit - j’étais en train de rentrer chez moi ! Bercé par la sérénité qui m’avait enveloppé et par le lent cours traînant de ma chute, je sombrai dans un état de béatitude et je m’y trouvais toujours lorsque je découvris que, depuis un certain temps déjà, l’espace cylindrique avait cédé sa place à un autre espace, ouvert et illimité…

Tout en geignant et en m'indignant, je dus rompre cet état de plaisir sans bornes pour constater que j’étais à présent devenu un tronc d’arbre qui traînait sur une drôle de surface poreuse et moelleuse à la fois.

Aux alentours tout était vide. D’un côté seulement, au loin, on pouvait voir les immenses tours d’un édifice à moitié détruit.

Un ciel jaune-vert, tout boursouflé par d’épaisses condensations nuageuses, faisait rouler des couches plus sombres dans différentes directions et à leur suite, sur la drôle de surface terrestre, couraient à toute allure des vagues de terre qui se gonflaient et se ballonnaient. Lorsque ces sortes de lames roulaient sous moi, c’était comme si mon tronc couché se prélassait dans un berceau et qu’une mère  penchée sur lui, serrant contre elle mes branchettes écartées, murmurait une chansonnette endormie oubliée depuis longtemps.

Je me détendais de plus en plus et m’abandonnais à l’attendrissement… tout doucement, je faisais écho à son air avec mon branchage inexistant mais cependant bien réel dans mon imagination… le reste du monde avait sombré dans l‘oubli !

Des nostalgies depuis longtemps perdues, toutes mangées par la rouille,  remontèrent à la surface… des souvenirs d’une longue et heureuse vie dans d’épaisses forêts de fiers géants qui m’étaient en tout semblables et qui faisaient jaillir leurs myriades de longs branchages souples sous un ciel tout mamelonné. Puis apparurent des visions de nouveaux habitants occupés à leurs tâches… Dans les profondeurs tourbillonnantes du gouffre céleste, planaient, toutes ailes déployées, les silhouettes gigantesques des seigneurs de notre monde - les dragons.

 

L’état de bonheur dissout le temps et  c'est pourquoi j’ignore quelle durée s’était écoulée, mais je fus soudain happé vers le haut et un coup terrible me projeta loin de l’endroit où je reposais. Tout en continuant à tournoyer dans l’air avant de m’écrouler lourdement sur une surface élastique, j’eus le temps de distinguer un animal énorme, semblable à un rhinocéros, qui me regardait d’en bas avec une haine stupide.

En m’aplatissant sur la terre qui tressaillit sous ma chute, j’ouvris ma conscience et je touchai sa cervelle (si l’on peut nommer ainsi un minuscule grain de petit pois perché sur une montagne de graisse et une masse d’os). Je compris alors avec terreur que cette créature enragée mourait tout bonnement d’envie de me supprimer. Quelque part, tout au fond de ma conscience (que la vie avait nourri de sagesse et que je croyais déjà presque accomplie!) se mit à clignoter une étincelle d’inquiétude provenant d’encore un autre quelqu‘un… elle se mit à croître à une vitesse fantastique,  si bien que nous fûmes l'un et l'autre instantanément envahis de fluides de peur supplémentaires. 

Saisi de panique, j’abandonnai le tronc de l’arbre doué de raison qui se balançait toujours pour plonger dans le conduit cylindrique du  passage  et, dans un tourbillon, je m’arrachai à ce monde étrange et incompréhensible. Mais à mon immense étonnement, auquel succéda ma plus profonde horreur, je découvris que la créature sans cervelle avait senti la différence d’état énergétique et avait préféré se lancer à la poursuite d’un morceau beaucoup plus appétissant -  moi en l’occurrence !

Je m’éloignai de là avec précipitation en empruntant le conduit du passage et en recouvrant périodiquement l’espace que je laissais derrière moi avec des barrières énergétiques, je tentai de l’emmurer et de dissiper mes traces. Mais rien ne pouvait arrêter, ni même freiner, ce monstre. Il s’orientait parfaitement bien à travers toutes mes entourloupes énergétiques, franchissait avec facilité tous les obstacles et réduisait de plus en plus la distance entre nous.

 Rassemblant les mille morceaux de ma nature éclatée, folle de terreur et consciente de l’imminence de la catastrophe, je bondis dans le monde réel de ma chambre non sans avoir créé en vitesse une dernière barrière de protection sous le nez de la créature bouillante de rage… et, retrouvant d’un bond mes attributs humains laissés de côté en petit tas, je me fis tout petit en m’efforçant de disparaître tout à fait.

Le gros plein de soupe s’écrasa dans un grand bond contre le couvercle du conduit - rôle joué par ma racine adorée - et s’entêta encore et encore à vouloir s’introduire dans ma minuscule chambrette.

 Je ne pense pas que cela soit à mettre au compte de mon mérite…  mais plutôt du rôle qu’avait dû jouer l’énorme différence entre son spectre et celui de l’énergie ambiante… et puis il est également possible que mon amulette ait essayé de s’opposer à la créature… Toujours est-il qu’elle ne semble pas avoir réussi à forcer le passage !

Pendant encore un certain temps je l’entendis renifler dans tous les coins, tendre l'oreille, aux aguets, espérant toujours retrouver le morceau de choix qui lui avait échappé. Enfin sa présence se mit à faiblir, puis commença à s’éloigner progressivement. Pour la première fois - après tout ce temps qui, sans mentir, avait duré une éternité - j’osai pousser un gros soupir, j’avalai ma salive dans un spasme et j’essuyai la sueur froide de mon front. Après quoi je me cachai le plus vite possible, tête sous la couverture, dans l'espoir de me barricader encore mieux contre cette rage aveugle toujours à proximité.

L’obscurité de la nuit m’entourait de ses bruissements étranges et de ses craquements. Je restai longtemps sans m’endormir ni me décider à jeter un œil sur mon dragon, ne serait-ce que par quelque  fente minuscule, car j’avais trop peur de découvrir à sa place la créature tapie là, toute prête à se jeter sur moi.

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