3. Des ronds dans l’eau

 

Un terrible tremblement de terre avait débuté au cours de la nuit du Nouvel An, je ne l‘ai appris que bien plus tard… Ses secousses, d’une force phénoménale, s’étaient répétées au cours des deux journées suivantes. Le village voisin avait été effacé de la face de la Terre et tous ses habitants avalés par la gueule grande ouverte d’une gigantesque fracture.

Les plafonds de deux galeries s’étaient effondrés dans notre sanctuaire, ensevelissant sous les débris de la falaise une partie de notre bibliothèque et de la réserve. Une partie de la terrasse devant l’entrée s’était aussi éboulée.

 

De méchants démons ont alors surgi, libérés par les profondeurs de la Terre, et toutes les régions avoisinantes vivent maintenant dans la terreur. Il se tient des orgies de sang accomplies par des «chimées» et des « vanlian »  (c’est ainsi que mon maître appelle les méchants démons qui hantent les forêts et les montagnes) qui se sont sentis soutenus par les créatures échappées de sous terre.

Des gens disparaissent et des animaux domestiques aussi.

Les possédés du démon se multiplient de toutes parts, ainsi que les morts-vivants, les loups-garous et autres esprits des ténèbres.

 Alors qu’ils étaient descendus dans la forêt voisine pour s’approvisionner en petit-bois, deux frères de notre monastère ont été attrapés par les forces de l'autre monde. Le lendemain ils sont remontés au monastère ne répondant ni aux questions ni aux salutations, ne reconnaissant plus les frères venus à leur rencontre. Leurs regards brillaient d’une gaîté démente et leurs yeux se promenaient en tous sens à la recherche de quelque chose.

Puis, en articulant leurs mots avec difficulté, l’un et l’autre se mirent à demander d’une voix monotone : « Où est L.i.an?... où est L.i.an ? » sans presque écouter les réponses. Ils ne voulaient tenir aucun compte de toutes les tentatives faites pour les arrêter et ressemblaient à des loups affamés, lancés sur les traces d’un cerf ensanglanté, enivrés par l’avant goût du festin… Perdant abondamment sur leurs traces une épaisse salive baveuse, ils ont traversé le préau d’entrée pour se diriger vers les chambres à coucher.

 C’est alors que le doyen fit irruption sur leur route et leur donna l’ordre de s’arrêter. Le premier d‘entre eux, celui qui courait devant, ne ralentit même pas le rythme de sa course dans sa précipitation à pénétrer dans le couloir. Il était clair que ce petit vieillard bien rondouillet, de taille tout à fait moyenne ne l’impressionnait pas le moins du monde.

Le doyen traça alors un cercle devant lui, d'un large mouvement du bras et le nouvel arrivant heurta sa tête et sa poitrine contre une barrière invisible certes, mais… visiblement très dure ! Sans réagir le moins du monde au choc physique, il recula pour se précipiter à nouveau en avant, bras tendus. La collision avec la barrière fut plus rude encore… Son corps vola quelques mètres en arrière, s’étala comme une poupée de chiffons sur le sol pierreux pour se relever d’un bond, sur le champ, comme projeté en l‘air par la patte d’un animal gigantesque, et alla se fracasser à nouveau contre la barrière.

Le doyen, sans plus prêter attention à cette créature et à ses tentatives répétées, quoique de  plus en plus faibles, pour forcer le passage vers l’intérieur du monastère, s’adressa au second intrus : « Bon ça suffit ! En voilà peut-être assez de tourmenter ce malheureux corps, Dan Bian ! Dès que tu t’es approché du pied de notre montagne, je t‘ai immédiatement reconnu. »

A ces mots, la face du personnage auquel s’était adressé mon maître se figea, comme incommodée par un malaise. Puis soudain, sa mâchoire inférieure s’écroula sur sa poitrine, une énorme langue violette dégringola de sa bouche, son visage se mit à se boursoufler, ses globes oculaires sortirent de leurs orbites et se mirent à pendouiller au bout des filaments blancs des tissus nerveux. Une épaisse fumée d’un noir jaunâtre se déversa par tous les orifices de sa tête et, du fond de cette masse, une ombre immense prit forme. Elle avait tous les traits d’un visage démoniaque !

 

« Maudit sois-tu mille fois encore, infâme renégat Dan Min Shi ! Notre monde te méprise et, sache-le, jamais, au grand jamais, il ne te laissera tranquille ! Tout ce que tu essayes de faire, tous ceux que tu essayes de transformer - nous allons couper tout cela à la racine, nous allons le détruire ! Tu ne réussiras à rien nous dissimuler. Même le plus infime de tes agissements maléfiques n’échappera pas à notre vigilance ! Et quant à créer un pourfendeur de démons, n’y compte pas une seconde : nous te laisserons encore moins faire ! J’espère que tu regrettes déjà d’avoir trahi le monde qui est vraiment le tien, et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir avec les autres frères pour rendre ton existence absolument insupportable ! »

A ces mots, le deuxième corps se ramollit progressivement pour s’écrouler à son tour en un tas informe.

Le doyen se retourna alors vers les moines glacés d’horreur : « Les âmes de nos frères ont succombé, mais leurs corps ont été épargnés. Purifiez-les avec l’eau de la source sacrée et portez-les dans le sanctuaire pour la cérémonie funèbre. »

Je demeurai assis les yeux fermés encore un bon bout de temps après que mon maître eut fini de me faire voir ces scènes. Voilà qui éclairait les dessous des évènements récemment survenus…

Il souligna également qu’il était très important que je comprenne par le menu l’enchaînement des évènements depuis le commencement car « en connaissant  les plus infimes détails du début de la chaîne des évènements, tu tiens la tête du serpent sous ton contrôle et tu sens les contorsions de son corps ; ceci te permet de sentir plus facilement la direction selon laquelle se développe le cours des situations. »

A plusieurs reprises, je réexaminai la scène de la collision sur la terrasse en essayant de saisir la différence entre les conduites des deux individus… lequel des deux manipulait les actions de l‘autre ?

« Je n’ai trouvé aucune différence au niveau de leurs façons d’agir, de leur remplissage énergétique ou de la force de leur influence sur l’entourage avant le moment où toi, maître, tu as arraché le masque du démon. Si j’avais rencontré pareille paire de possédés, j’aurais été obligé de séparer mon attention en deux… » dis-je au doyen.

« Hé bien justement, c’est en prévoyant ce genre de réaction qu’a été calculé ce piège ! Cette technique a pour nom « chasser le lièvre devant soi ». Son objectif est de contraindre l’adversaire à disperser la moitié, voire la majeure partie de son attention et de son énergie en pure perte en les concentrant sur la neutralisation de celui qu’il est absolument impossible de dompter. Et même ceux qui pratiquent la magie et voient les énergies, même eux se heurteraient à des difficultés. L’unique clef de l'affaire, la voici : un axe énergétique plus dur est présent dans les profondeurs du corps du meneur de jeu alors qu'à sa place, dans le corps de celui qui est sous son influence, il y a un ballon d’énergie. Examine encore une fois ce fragment de situation et concentre ton attention sur ce détail. »

Ce n’est qu’au septième réexamen, en effectuant la séparation entre les divers spectres énergétiques dans la zone de ma recherche, que je parvins enfin à voir la distinction dont me parlait mon maître.

Cela faisait penser à la configuration de la position des mains des moines lors de leur salutation de respect mutuel - la main Yang, poing serré, se présente vers la paume Yin, ouverte et à la verticale. C’est dans ce cas-là seulement que la paume Yin est cachée au cœur du corps principal et la main Yang - au cœur du corps complémentaire, et qu’un seul marionnettiste manipule ces deux poupées.

" Mémorise bien le spectre d’énergie de ces agrégats et regarde ce qu’il y a en haut, derrière eux. C’est là-bas que se cache le noyau principal du démon." Je ramassai en une même unité l’énergie de la "salutation rituelle", puis j’élargis mon attention à une zone plus grande ; c’est alors que je vis, à quatre-cinq mètres en arrière et au-dessus de ces deux malheureux, un nuage d’énergie noire en forme de géant qui, avec un sourire méchant, jetait un des corps sur la barrière interdisant le passage. Pour la première fois, je vis le corps et les agissements du démon, et je pus apprécier la force, la rapidité et la brutalité de ses actions. De mes entrailles, du plus profond de ma nature, jaillit une flamme méchante accompagnée de la soif de lutter contre l’ennemi alors qu’il y a un instant à peine je ne soupçonnais même pas son existence.

Involontairement, j’étendis mon bras vers le géant dans l’intention de lui donner un bon coup de poing énergétique. "Non, non !"- s’écria mon maître en s’interposant entre moi et le géant qui ricanait. "Il n’attend que ça - une manifestation inconsidérée de ta part dans son champ d’attention. Ta fureur et ton attaque sont incapables de lui infliger le moindre petit désagrément, mais pour toi et moi cela représenterait encore quelques jours et nuits de folie avec le risque énorme que l’issue en soit fatale.

Tu ne sais encore rien faire, tu ne connais absolument rien et tu agis de manière irréfléchie. Souviens-toi d’une règle de conduite importante dans ce monde sans pitié - ici il n’y a pas de loi qui vaille !

Personne n’aura pitié du faible ou de l’imprudent qui sera tombé dans la sphère d’influence de l’ennemi. Personne ne ressentira ni repentir, ni remords - d’ailleurs ce genre de notion n’a même pas cours ici. Et c'est encore plus vrai quand on te provoque délibérément, quand on crée l’illusion que ta victoire pourrait advenir comme conséquence facile de leur imprudence ; ou bien quand ils se manifestent pour disparaître aussitôt en te laissant leur trace énergétique et leur image. Sois alors encore mille fois plus prudent et méfiant !

Ce sont là des ennemis plus qu’expérimentés : ils sont experts en TOUS pièges et stratagèmes, les plus rusés qui soient ne sont pour eux que jeux d’enfants. Ils calculent n’importe quelle action par anticipation, en vue d’une quantité maximale de variantes. Et de plus, n’oublie pas que tu as affaire à des maîtres du travail avec les situations."

Il disparut de mon champ visuel, me laissant avec le monstre au sourire mauvais, livré à moi-même. Puis, de loin, ou plutôt de l’extérieur du monde énergétique, sa voix parvint jusqu’à moi. 

"Utilise l’aplomb dont ils font eux-mêmes preuve en pareille circonstance. Observe, étudie, assimile les plus infimes détails du personnage, ses façons de se conduire et d’exercer son influence, tout en conservant ton silence énergétique et le contrôle de ta distance."

 

Pendant quelque temps encore, j’accomplis docilement toutes les instructions de mon maître, en m’imprégnant des images et des sensations, jusqu’à tant que je sente déferler en moi une vague de fatigue et d’indifférence… Je me mis à bailler.

Le doyen me donna l’autorisation d’aller me reposer tout en m'interdisant de sortir dehors sans lui.

 

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