1. L’épreuve de la peur

C'est par une nuit de Nouvel An que toute cette histoire a commencé à dérouler son tissu de péripéties... Alors que le disque lunaire se dérobait à la vue dans sa lunaison nouvelle, le doyen, les yeux tournés vers sa trace jaunâtre dans le ciel, marmonna pensivement : "Voilà que tu vas devoir t’initier sans délai à l’art de conserver ta vie, LIan." Puis, après un court silence, il ajouta : "Mais tout de même le plongeon dans ce gouffre arrive beaucoup trop tôt sur ta route! Le Tao se prépare à revêtir des traits fort redoutables pour les habitants du monde des mutations matérielles. Les temps qui s’annoncent seront de fureur et d’affliction, de sang et de larmes."

Il jeta un oeil triste vers le ciel puis, posant le regard sur moi, poursuivit en soupirant : "Il va falloir modifier tous nos plans. L’heure n’est plus à l’apprentissage de la magie de la fumée et du brouillard ! Nous devons à présent nous concentrer sur une tâche plus pressante, plus essentielle, qui va solliciter toutes nos forces, toute notre attention. Je n’ai pas envie de gâcher l’esprit de fête du jour, mais les épreuves frappent à la porte de nos destins. C’est pourquoi je ne veux pas exposer notre monastère au risque de perdre celui qui est destiné à me succéder comme guide sur le chemin tortueux de la Voie.

Voilà qui prenait un tour inattendu ! Nous devions, mon maître et moi, terminer ce jour de fête, comme le voulait la tradition, par un jeu de cache-cache de nos doubles énergétiques - j’avais d’ailleurs préparé quelques surprises en réserve, dans l’espoir de gagner enfin le jour de congé tant promis… Au lieu de cela, notre méditation se poursuivit un long moment, en silence, jusqu’à l’aube.

 J’essayais de me représenter ce qui pouvait bien m’attendre… Et le doyen Dè, pendant ce temps, menait visiblement un examen détaillé des ennuis dont l’annonce avait gâché notre fête.

J’ai dix sept ans révolus, dont six passés dans, comme dit mon maître, notre modeste monastère.

Et mes obligations sont à présent assez compliquées et non dénuées de responsabilités : à la mi-journée et le soir, je balaie le couloir qui mène du sanctuaire aux cellules des moines, et de bon matin je cours à la source afin d’y puiser de l’eau curative pour les frères supérieurs.

Le reste du temps, à l’exception des repas du matin et du soir, le doyen m’enseigne, comme il dit, " à conduire derrière soi ceux que le Tao n’a doté ni d’yeux, ni d’oreilles."

Déjà lorsqu’il m’avait trouvé, du temps où je travaillais aux champs avec mes parents adoptifs, il avait dit que je possédais des yeux capables de voir  les traits du Tao et des oreilles capables d’entendre les pas du Tao. Mais moi, je ne comprends toujours pas ce qu’il voulait dire par là, parce que je vois bien que tout le monde autour de moi dispose également d’yeux et d’oreilles… d’ailleurs, au fond, cela n’a pas grande importance. L'essentiel, c’est qu’il m’ait emmené : j’échappais ainsi aux taloches de la mère toujours en train de bougonner après moi et aux remarques cinglantes que deversait le père, abîmé par la vie et les maladies. Mon maître dit que si j’avais passé une année de plus avec eux, moi aussi, je serais tombé malade comme mon père adoptif .

Et nous voilà assis, chacun plongé dans ses propres réflexions méditatives, dans la posture du python en train de digérer un lièvre.

Et c'est, je crois, au lever du jour qu'ont commencé à se réaliser les craintes de mon maître. Je venais tout juste d’attraper la cruche et la jatte pour foncer comme à mon habitude vers « la source des pensées radieuses » et  je m'étais à peine élancé  hors du monastère par la porte de côté de la cuisine sur le sentier qui  zigzague jusqu’à la pinède quand soudain a retenti, tout là-haut au-dessus de ma tête, un grondement violent suivi d'un bruit fracassant de blocs rocheux en train de dégringoler.

Je n’eus pas même le temps de lancer un regard vers le haut, ni de changer de direction pour rebrousser chemin. Comme une flèche, je me propulsai vers l'avant, en adressant en pensée une prière au Tao:  que  l’éboulement ne soit pas trop large! que j'aie le temps d’éviter la prochaine coulée de pierres!... Le sentier était étroit et glissant, ce qui força mon attention à se diviser en deux  parties figées dans une panique convulsive... et tandis que l’une s’expédiait vers le haut afin d’essayer de mesurer avec la vision intérieure l'avancée de l’avalanche, l’autre prit violemment sous son contrôle, de façon presque douloureuse, mon corps, son équilibre et la coordination de ses mouvements. Du coin de l’oeil, j’aperçus au-dessus de moi une sombre masse rocheuse qui bouillonnait et devant moi, un ciel limpide - que, dans ma course, je ne manquai que de très très peu.

Me protégeant la tête avec les mains, tous les muscles du dos tendus, je m’incrustai littéralement dans la paroi de la falaise et je suppliai le destin de détourner de cette petite boule de vie toute fragile  les dangereuses chutes de rochers. Mon bras droit et mon dos du même côté furent transpercés par de douloureux éclairs brûlants, puis mon corps et ma conscience s’écartèrent avec indifférence des sensations de douleur qui m’avaient à présent totalement envahi.

Le monde arrêta sa course, le temps cessa d’exister. Le Néant se répandit alentour et s’infiltra à l’intérieur du Petit Quelque Chose.

La minuscule petite étincelle de vie poursuivait sa course sans relâche, de toutes tes forces, vers le bord salvateur de la coulée de pierres dans un effort intensif des parties imaginaires de son corps dans le monde illusoire des périls. Et lorsque je revins à moi, six jours après l’éboulement, je découvris que, malgré la vitesse de ma course, je ne sentais plus ni mes bras, ni mes jambes. Je suis allongé dans ma chambre sous un plafond familier tout parcouru de lézardes. A ma droite et à ma gauche sont assis deux frères supérieurs de notre communauté ; ils tiennent des mains, « mes » mains (mais moi, je ne les sens pas du tout miennes) et au-dessus de ma tête, je vois la figure ravagée de fatigue de mon précepteur Dè. Assis, les yeux clos, il trace au-dessus de mon visage  des cercles et des spirales.

Sans ouvrir les yeux, il sourit et articula : " Félicitations pour ta nouvelle naissance ", puis tout en continuant à baigner mon corps dans des flux d’énergie violette, il ajouta : « Hé bien! Tu as fait un long voyage dans la part d’ombre du Tao. Bon, mais à présent, tout ça est loin derrière toi !"

Trois jours plus tard, mon maître entreprit de  cultiver en moi « l’insouciance de la liberté » - c’est ainsi qu’il nommait la faculté qu’a notre conscience de se séparer des restrictions imposées par les limites de nos possibilités corporelles.

Il apporta un petit serpent jaune vif qui se tortillait de fureur au creux de sa main et, après m’avoir ordonné de mettre mon ventre à nu, il y déposa son prisonnier, sifflant de rage. Glacé d’horreur, je tentai en vain de produire un son pour exprimer ma profonde indignation, pour protester. Mais la boule de peur qui paralysait ma gorge refusait de laisser passer cette manifestation de mon désaccord à travers la zone dont elle s'était emparée.. De toute façon, mon corps avait renoncé de tenter quoi que ce soit, il était couché là, raide comme un billot.

Tout en maintenant dans sa main droite son prisonnier qui tentait de s’en échapper, mon précepteur leva sa main gauche en « tête de serpent » au-dessus de celle du petit reptile, puis émit un sifflement perçant, parfaitement répugnant. Frappé de stupeur, le petit serpent releva la tête. Il se trouvait comme englué dans quelque chose de visqueux et commença mouvoir son corps en cercle autour de l’axe énergétique qui s’était constitué entre la main de mon maître et sa propre gueule ouverte. Les mouvements de son corps ralentissaient progressivement, les vagues de ses déplacements le parcouraient en prenant de plus en plus de relief et sa rage semblait faire place à une sorte de détachement méditatif accompagné d’une tragique résignation. 

Le doyen me considéra du regard et dit : « Maintenant, pour la première fois, ton double énergétique, saisi de panique, s’est entièrement échappé de ton corps physique. Toi et lui êtes affranchis l’un de l’autre et en état de conscience mutuelle. Mémorise tes sensations. » Je  me rendis compte qu’il levait les yeux presque au plafond pour s’adresser à moi et je pris conscience que j’étais en train de regarder mon corps d’en haut .

« Ne t’inquiète pas, tu pourras retourner dans ton corps quand tu le décideras, mais pour le moment ne te presse pas de le faire » continua-t-il calmement. 

«  Tu vas comprendre à présent pourquoi, lors de nos jeux de cache-cache, je te retrouvais si facilement alors que toi, tu ne parvenais jamais à me découvrir. C'est que tu conservais toujours le cordon ombilical qui relie ton double à ton corps et en le suivant, c'était pour moi un jeu d'enfant que de te retrouver grâce à sa trace énergétique malgré toutes les ruses alambiquées que tu as pu inventer . »

« Regarde ce petit bonhomme sur ton ventre qui danse dans le cercle de la « vénération du Tao » … et toi, tu ne le sens absolument pas! Tu es libéré de ton corps, mais lui t’a perdu. Encore quelques instants  et il sera submergé d’inquiétude, il va se mettre à t’appeler et, ne te trouvant pas, il souffrira le désespoir. Si jamais tu ne faisais pas écho à son appel, si tu ne revenais pas à lui avant le moment critique - il serait avalé par le "requin noir du Tao".

Pendant ce temps, le petit serpent s'était brusquement dressé à la verticale. Probablement essayait-il de s’étirer jusqu’à la gueule ouverte de la main en « tête de serpent » suspendue au-dessus de lui en prenant appui du bout de sa queue dans le petit creux de mon nombril - ou plutôt, pour l’instant, d'un nombril qui n'était pas le mien. Immobilisé tel une fine pousse de bambou, il se figea dans cette impossible posture, comme pris d’un étrange accès d’exaltation, puis brusquement il se ramollit complètement, se ratatina et s’écroula sur mon ventre, réduit à une minuscule petite boule de rien du tout.

Mon maître le ramassa tranquillement de la main gauche puis avec sa main droite il réalisa sur mon ventre, autour du nombril, un tracé complexe tout à fait énigmatique. « Afin que sa force vitale ne puisse pas s’échapper… » explicita-t-il. « Demain, au lever du soleil, tu pourras déjà courir comme d’habitude. Bon et maintenant, dors. »

Je ne me rendis même pas compte comment, ni à quel moment, je me suis à nouveau retrouvé dans mon lit à regarder d’en bas la petite ficelle qui pendouillait sans vie à la main du doyen - c’était là ce qui restait du sauveur disparu qui m’avait sacrifié sa vie.

 

 

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